L’épopée de Lars & Aatos

9 juin 2142

Trois jours s’étaient écoulés depuis la défaite du chef de la horde. Lars, Aatos et Wali avaient soigné leurs blessures. Tandis qu’ils recouvraient leurs forces, les gemmes de l’oncle et de son neveu se rechargeaient. Aujourd’hui, Lars avait promis de faire découvrir les Sphero à Aatos.

C’était presque une habitude, Aatos descendit de sa chambre avec Wali sur l’épaule. Lars cuisinait le petit-déjeuner. Ce matin, il était d’humeur badine. En véritable guide, il expliqua de manière détaillée l’origine du plat qu’il servit.

— C’est une recette à base de galette de riz en forme de sphère, remplie de produits locaux. Selon la région, les goûts différaient, mais toutes se ressemblaient de l’extérieur. Durant la période de grande création, c’était devenu le plat mondial des engagés survivants hors de la DEM. En effet, la recette permettait d’éviter tout gaspillage de précieuse nourriture. Il suffisait de mettre dans cette sphère de riz ce qui était disponible à ce moment-là, de la cuire et de la déguster. Des variantes se développèrent dans chaque famille ou groupe de population. Tantôt elles étaient grillées ou cuites à la vapeur, tantôt frites ou cuites dans un simple four en pierre. Il y avait autant de recettes qu’il y avait de façon de cuisiner. Ce qui popularisa ce plat, et le fit devenir plat mondial, était sa force symbolique avant tout. C’était un plat militant par sa revendication d’éviter le gaspillage et symbole unificateur puissant pour les survivants, par sa forme de sphère. Cerise sur le gâteau, les Sphero supportaient toutes les spécificités régionales puisqu’il était possible d’y mettre les produits à disposition, et donc régionaux.

— Laaars, c’est long ton histoire là… Raconte-moi plutôt comment l’entité connaissait ton nom, s’iiil te plaaaait…

— Hem … C’était le Dr Von Guten … Je comprends à présent pourquoi je ne le croisais plus … Enfin, bref …

— Mais il lui est arrivé quoi ?

— Il n’a pas utilisé de façon équilibrée son bracelet de vie. Je peux continuer ?

— Mouais …

Aatos croisa les bras sur la table et mis sa tête de côté pour écouter la suite de l’explication de son oncle. Des Sphero aux poireaux sauvages et au fromage de chèvre frais trônaient sur la table. Celles-ci avaient été plongées au préalable dans de l’huile de noix bouillante. Wouah, ça à l’air trop bon !

— Bien … donc, je disais, l’histoire des Sphero débuta de façon modeste en 2047. Un chef de cuisine oublié, connu d’un public très restreint, survécut à la grande virtualisation dans la DEM. Par ce concours de circonstances, il était devenu le plus populaire chef de cuisine du monde grâce à l’invention de notre plat du jour. Il y eut une période difficile dans le domaine culinaire avant l’arrivée des Sphero. Les engagés mangeaient ce qu’ils trouvaient dans les supermarchés abandonnés, les chambres froides et les greniers. Pour ceux qui considéraient la nourriture comme un carburant, cela ne posait pas de problèmes. Mais ce n’était pas le cas de certains engagés aux papilles gustatives pointilleuses et à l’éducation culinaire exigeante, comme moi par exemple. La recette simple imaginée par le chef survivant remplissait donc ces deux objectifs ; nourrir et plaire aux gourmets. Le succès fut immédiat. Voilà donc, l’origine de ce plat, bon appétit !

Enfin ! Et dire que je ne lui avais rien demandé, c’est vraiment un vieil original ce Lars … Aatos se rua sur les Sphero alors que Wali s’était posé dans un coin à manger les épluchures de légumes.

— C’est … crunch … délicieux ! Mais … crunch … pour en revenir au Dr von Gatin …

— … Von Guten.

— Voilà, Von Guten. Pourquoi il nous a attaqués ? Tu m’as dit l’autre jour qu’il était venu pour étudier les blairants, comme Wali.

— Le Dr. Von Guten a reçu, avant la virtualisation dans la DEM, un bracelet de vie avec la gemme animale, bestia. Le problème, c’est qu’il l’a tant utilisée pour étudier les blairants que ça lui est monté au cerveau. Enfin c’est mon hypothèse …

— Mais, il n’avait pas l’air d’être humain ce Dr. Von Gutin

— Von Guten … Ce sont ces cellules qui ont muté. Tout comme son cerveau. Il a développé une addiction à son pouvoir. C’est pourquoi je te parle d’utilisation équilibrée de ton bracelet, c’est primordial. Le Dr. Von Guten n’est pas le seul à avoir rencontré de pareils problèmes … C’est d’ailleurs cela qui sera compliqué dans notre quête. Chaque porteur de gemme qui s’est rendu accro à ses pouvoirs est un potentiel danger …

— Aaah, voilà, là je comprends mieux sa sale tête de bouc, ha ha ha ha

Les rires de Aatos s’étaient envolés depuis quelques heures dans les airs, il était midi passé. Lars, Aatos et Wali étaient réunis autour de la table de la cuisine en bois massif sur ordre de l’oncle.  

— La route sera longue, dit Lars.

Mais quelle route ? De quoi parle-t-il encore ? Lars sortit une carte. Celle-ci avait été faite à la main sur une peau d’animal. La carte représentait le cirque rocheux. Aatos découvrit qu’il y avait un monde au-delà des falaises. Un volcan et un lac surplombaient la région. Une grande forêt s’étalait sur tout le versant sud-est. À son pied, un petit hameau.

— Voici le volcan principal de la région : El Rugido. C’est le point culminant de toute cette zone, commença Lars. Ensuite, il y a le lac des sources. Comme son nom l’indique, les rivières de l’île prennent leurs sources ici. C’est le cas de celle du cratère, la rivière Ovest. Il montra du doigt le cours d’eau dans lequel Aatos s’entraînait quelques jours auparavant. Ici, il déplaça son index sur la carte, c’est le plateau de l’Alta. Une plaine entre le volcan et le cratère. Et ici, il glissa son doigt en direction du cratère, c’est le nid des oiseaux. De l’autre côté vient la forêt tropicale du pied du volcan, Lars était passé de l’autre côté de El Rugido à présent. Une végétation unique, riche et luxuriante s’y trouve, continua-t-il de commenter. Enfin, à son pied, il y a Terminus, le dernier hameau à l’extrême est de ce littoral. L’oncle mit le doigt sur la carte à un endroit où se trouvaient quelques maisons dessinées. Ce sera notre premier arrêt, ton premier contact avec la civilisation, dit-il à Aatos. Il faut compter une vingtaine de jours de voyages à pied. Sans oublier d’ajouter l’escalade des falaises et le passage du volcan. Aatos regardait par la fenêtre. Il scrutait l’horizon des falaises qui culminait bien au-dessus de la cime des arbres. Son regard était embué.

— Pourquoi je ne peux pas rester là ? demanda le garçon.

— Et comment tu feras pour compléter tout ton bracelet de vie, petit malin ?… répondit l’oncle.

— Roooo, mais il y a pas une autre façon de retrouver mes parents ? insista l’enfant.

L’oncle se leva de façon brusque. Les veines de son cou gonflèrent. Son visage devint écarlate. Le regard furieux.

— Je t’ai expliqué ce qui était arrivé aux désengagés, hein, P***** de M**** !? répondit l’oncle en essayant de contenir sa colère. Ne pas venir, c’est choisir le désengagement, B***** !

Aatos ne répondit rien. Le jeune homme baissa les yeux. Il avait peur. Le combat dans la forêt et l’entraînement intensif l’avaient atteint et marqué.

— Il faut te nourrir de ta peur, conclut l’oncle sur un ton plus apaisé.

Lars se voulait maintenant calme et rassurant. Sur ces derniers mots, Aatos se leva de la table et partit préparer ses affaires. C’était sa façon à lui d’accepter son sort. Il ne se sentait pas engagé. Mais il n’était pas un désengagé pour autant, ses tripes le lui assuraient. Lars rangea la carte et débarrassa la table, aidé par le petit blairant. Il descendit à la cave préparer la nourriture pour le voyage et récupérer certains objets. À commencer par le radar à gemmes qu’il avait mis des années à concevoir. Lorsqu’une gemme se trouvait à proximité, un point blanc sur un fond vert clignotait. Le radar vibrait lorsqu’il était activé. Lars testa le dispositif avant de partir. Le radar indiquait bien dix-sept gemmes dans la cabane de l’oncle : les quatre de Aatos et les siennes. Le compte était bon. L’oncle retourna le cadran de son bracelet de vie et vint crocher le radar dessous. Un bracelet-revers inspiré d’un horloger qu’il avait rencontré avant la période de transition : en plus d’être d’une esthétique parfaite, un tel bracelet lui conférait l’avantage d’avoir son radar toujours à portée de main.

— Lars, est-ce que je prends ça ? Aatos appelait son oncle depuis sa chambre.

— Attends, j’ai tout de suite terminé, répondit-il en criant.

Aatos n’entendit pas la réponse de son oncle. Le jeune homme descendit à la cave.

— Mais, c’est quoi ça ? dit Aatos en montrant du doigt un écran posé sur un bureau.

— Qu’est-ce que tu fais ici !? … Ce n’est rien ! répondit Lars énervé.

Il s’empressa de couvrir la machine à l’aide d’un drap de façon précipitée. Wali, le blairant, trépignait d’impatience dans la cuisine. Il tournait en rond et bleuissait. Aatos portait un arc et des flèches récupérées dans la chambre.

— Oui, tu peux prendre cela avec, dit-il en se calmant et pour changer de sujet. Nous pouvons croiser sur notre chemin d’autre entité, ajouta-t-il.

D’autres entités ? Comme dans la forêt ? Cette histoire va mal finir… La pluie se mit à tomber. Les nuages qui surplombaient le cratère étaient massifs. Les gouttes éclataient sur le toit en résonnant dans la cabane. L’atmosphère s’était alourdie. L’excitation d’Aatos et de l’animal retomba.

— Nous commencerons par escalader la falaise. Si nous pouvions éviter de le faire sous la pluie, ça serait mieux, dit l’oncle.

— Non, Aatos croisa les bras pour signifier son désaccord.

— Comment ça : non ? demanda Lars sans cacher sa surprise.

— Non, je ne viendrai pas. Je ne comprends pas pourquoi il faut partir ! J’ai déjà quatre gemmes, je suis sûr qu’il y a un moyen de trouver les autres sans bouger. Avec ces .. ces humains mutants ou … ces créatures, c’est dangereux !

Sa voix était à présent haletante. Il redoutait la réaction de son oncle.

— Oui, je comprends.

— Ça veut dire qu’on ne part pas aujourd’hui ?

— Si la pluie ne s’est pas arrêtée dans une heure, oui, répondit Lars.

La pluie continua toute l’après-midi.

Le soir venu, le trio se prépara de nouvelles Sphero. Ce fut autour d’un succulent repas – même le petit animal avait eu le droit à de fameuses épices sur son herbe grasse du soir – que Lars, d’humeur joyeuse, clarifia les dernières questions de son neveu. Une atmosphère rassurante enveloppait la pièce. Il avait sorti de sa cave deux bouteilles de vin rouge en provenance directe de la civilisation. Après avoir entamé une deuxième bouteille d’Aglianico, Lars raconta :  

— Ta mère, ma sœur, était diplômée en science de la vie, spécialisée dans l’architecture vitale. L’apparition des blairants représentaient un événement dans sa carrière. D’ailleurs, comme je te l’ai déjà dit, c’est à l’occasion de ce déplacement qu’elle décida de l’emplacement de ta renaissance.

 Pourquoi … ici, dans cette région ? interrompit Aatos.

L’évocation de sa mère lui avait coupé le souffle. L’oncle avait toute son attention à présent.

—Ici, nous nous trouvons dans la région appelée les champs Phlégréens, qui était rattachée l’ancienne Italie. Lorsque la DEM a été mise en marche, le Vésuve se réveilla. Naples fut balayée. Une partie de la côte, qui était déjà sous l’eau à cause des montées successives des années précédentes, termina d’être remodelée. C’est précisément à cet endroit qu’apparurent les blairants. Ta mère et un groupe de scientifique vinrent sur ce littoral peu après l’éruption pour observer et tenter d’expliquer ce phénomène. Le but de cette mission scientifique était de comprendre le fonctionnement de leurs carapaces et d’expliquer leur apparition. C’est …

 Comment sais-tu tout ça ?! demanda Aatos avec défiance.

 J’ai lu ses travaux après sa … mise en DEM. Je voulais comprendre. Et c’est à ce moment-là que j’ai découvert les coordonnées du lieu. Et une description de la végiogénisation afin de te préserver hors de la DEM…

— … Et elle a pu expliquer l’apparition ?

Aatos s’était tourné vers Wali en le regardant.

— Non, justement, personne ne sait pourquoi ils sont apparus. Ce groupe de recherche n’a jamais pu terminer son travail.

— Mais pourquoi ?

— Ils ont tous été … mis en DEM quelque temps avant qu’elle soit scellée.

L’oncle baissa le regard un instant. Un léger tremblement du sourcil trahissait un vif état intérieur. Quelques secondes s’écoulèrent dans un vide silencieux.

— Bon et si nous fêtions plutôt ta victoire contre l’entité ? lança l’oncle, ragaillardi à l’idée de changer de sujet.

À la fin de la soirée, à l’ouverture de la quatrième bouteille, Lars avait définitivement trop bu.

— … Je … Je savais que tu viendrais, gamin ! dit-il, déclamatoire.

Aatos écoutait tandis que Wali s’endormait dans un coin de la pièce. Lars fixait son neveu. Son silence n’était interrompu que par le bruit des gouttes qui tombaient de la toiture. Il reprit son récit.

— J’ai vécu un véritable voyage… C’est comme si j’avais vécu cela alors que j’étais resté allongé… Parmi d’autres visions, tu m’es apparu … toi, Aatos ! Je te voyais devant moi… Tu … Tu me disais que tu arriverais au bon moment, qu’il ne fallait pas que je m’en fasse…

L’oncle se mit debout et continua d’ânonner :

— Quand je t’ai trouvé dans la jungle l’autre jour tu … Tu étais exactement comme dans mon rêve… Il avait pris le visage de son neveu dans le creux de ses deux mains à présent. Tout en le fixant, il lui dit : … et j’ai attendu 86 ans depuis ce rêve… 86 ans à chasser, m’entraîner, trop réfléchir et préparer ta venue… Et maintenant, tu… Tu veux rester là, dans ce cirque ? Hahahahahaha … B***** de M***** de caprices de mes C*******…

Lars marqua une pause. L’alcool l’avait fatigué. Des effluves remontaient. Il finit par sortir de la pièce, les yeux dans le vague, laissant son neveu et le blairant endormi méditer sur ces quelques révélations. À un moment, Aatos avait cru percevoir des larmes perler aux coins des yeux de son oncle. Le vieil homme ne lui avait jamais paru aussi vulnérable.

Il a peur, comme moi …

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