L’épopée de Lars & Aatos


28 mai 2142

Aux aurores, les yeux encore plissés par le sommeil, Aatos mangeait avec entrain sa pâtée verte. Son oncle avait confectionné un pain pour agrémenter le plat du garçon. Des boissons chaudes complétaient le tout.

— Aujourd’hui, nous utiliserons nos bracelets de vie, dit l’oncle en montrant le sien.

Le bracelet de vie de Lars était parfaitement similaire au bracelet de son neveu.

— Il n’y a pas de meilleur moyen de faire grandir tout ton potentiel, mais leur utilisation est ardue… Et comporte certains risques … Cela requiert beaucoup de concentration et de maîtrise de soi.

— Des risques ?

— Oui, mais seulement si tu l’utilises dans l’excès … Cela n’arriva pas si tu m’écoutes attentivement. Regarde plutôt le bon côté, tu vas pouvoir exploiter ton immense potentiel.

Immense potentiel, il pèse pas ses mots le vieux … Aatos finit avec peine son petit-déjeuner. Il appréhendait la journée d’entraînement tant l’œil de son oncle s’était allumé en faisant allusion aux bracelets. Hier était donc juste un échauffement…

Après avoir rangé le repas et s’être préparés, ils se retrouvèrent sur le terrain de la veille. Le soleil avait fait son apparition et la journée paraissait idyllique. Une fois encore, l’oncle ne prépara en rien son neveu. Il le laisserait découvrir petit à petit les épreuves. Cependant, la façon méticuleuse dont il avait contrôlé le bracelet de Aatos avant le départ lui fit déduire qu’il devrait l’utiliser aujourd’hui.

Lars lança un bâton en bois d’un mètre cinquante à son neveu. Ils se faisaient face. Le regard de Lars ne laissait présager rien de bon. Sans annonce, les muscles bandés, il courut en direction du garçon. Lars bondit de trois mètres, son bâton prêt à s’abattre sur le flanc de son jeune neveu. Comment fait-il cela ? … Aatos eut juste le temps d’esquiver. Le coup fit un bruit effroyable en transperçant l’air. Bon, fini de jouer … Le garçon fronça les sourcils et banda ses muscles à son tour. Le temps était venu de se concentrer ; son oncle avait décidé de lui donner une leçon. Lars reprit de l’élan, sauta, esquiva le coup de son neveu et asséna un coup violent au mollet droit de Aatos.

— Aaaaah ! Aïe !

Le coup fut si brutal qu’il envoya le jeune homme rouler au sol. En se relevant à l’aide de son bâton, Aatos s’écarta de quelques mètres tandis que Lars lui faisait face. L’ambiance était électrique entre les deux hommes. L’oncle bondit à nouveau. Oh non …Aatos, qui cette fois se pensait prêt à l’accueillir, fut surpris de la rapidité de Lars à passer au-dessus de lui une nouvelle fois pour l’attaquer dans son dos. Il eut juste le temps de se baisser et sentit le bois de l’oncle frôler sa colonne vertébrale. Lars enchaina avec un coup au niveau des chevilles. Aatos sauta pour esquiver. Il se redressa et courut en avant pour reprendre son souffle.

— Si tu crois que tu m’échapperas aujourd’hui, tu te trompes ! éructa Lars, sévère et concentré comme jamais.

Aatos déglutit avec peine, des gouttes de sueur perlaient déjà sur son front. Cette puissance, cette vitesse… Ce n’est pas possible … La chaleur du jour se mêlait à la poussière du terrain. Son corps était encore trop fragile pour supporter un tel effort.

— Je …Han …  Ne vais … Han … pas tenir longtemps… confia Aatos. J’aimerais … Han … arrêter là !

— Ce n’est pas toi qui choisis ! répondit l’oncle. Prépare-toi !

Sur cette dernière parole, il bondit à nouveau.

Féroce.

Comme dans un combat à mort.

Aatos ne put esquiver le coup cette fois-ci.

Dur.

Brutal.

Impitoyable.

Son avant-bras claqua au contact du bois. Aaaaah… Aatos en perdit son bâton. L’oncle recula aussitôt le coup asséné et reprit sa position initiale.

— Qu’est-ce que … bouhouhou … j’ai fait pour mériter cela ? Snif …

Les larmes coulaient sur les joues transpirantes de Aatos. La douleur était vive. À genoux, crasseux, il avait perdu toute consistance. Qui est vraiment ce dégénéré … qui me veut du mal ? S’il était … vraiment mon oncle, il ne me traiterait pas comme ça … Et puis … je suis revenu d’un arbre. Je n’ai pas de lien avec ce fou … Oui, c’est ça. Je n’ai aucun lien avec ce fou ! Je ne vais plus me laisser faire !

— Utilise l’émeraude de ton bracelet de vie ! ordonna Lars.

Malgré sa promesse faite à lui-même, Aatos s’exécuta, surpris de cet ordre incongru. Il ne voulait pas attiser le courroux du vieil homme. Il se concentra en regardant son bracelet. Je … Je suis piégé par ce fou ! 

— Ça … Ça ne fait rien …

— Concentre-toi uniquement sur ça ! cria l’oncle.

Aatos fit le vide. Il sortit Lars et la douleur de sa tête. La douleur était si intense qu’il ne supportait plus le propre poids de son bras. Ce fût donc à quatre pattes, hoquetant et haletant, que Aatos activât pour la première fois son bracelet de vie. Un léger faisceau vert enveloppa le cadran. Pas possible ! Cela dura quelques secondes et, pourtant, le temps s’était arrêté pour Aatos. C’est pas possible du tout, non … !

— Alors c’est bon Aatos ?

— Oui, je… je crois bien, répondit, étonné, le garçon.

Tout cela le dépassait.

— Très bien, met toute ta concentration dedans à présent ! ordonna Lars à nouveau.

Aatos observa quelques secondes son bracelet de vie qui semblait éteint après ce premier éclat. Un vertige débuta. Le jeune garçon devint très sensible. Que se passe-t-il encore ? C’était comme si le magnétisme de l’objet l’aspirait. Un lien entre son esprit et le bracelet semblait s’établir. Cela dura quatre à cinq secondes, mais Aatos était dans un autre espace-temps. L’émeraude incrustée dans le cadran brilla avec intensité. Les vertiges du jeune homme s’étaient transformés à présent en une sensation cotonneuse. Il sentit une boule d’énergie venir de ses tripes. Toujours à quatre pattes, il trouva la force de se mettre à genoux à mesure que la douleur de son bras disparaissait. Sa tête toujours douloureuse de la chute de l’avant-veille était enfin légère. Il se sentait neuf. Ma tête … Mon corps, que lui arrive-t-il … C’est incroyable ?

Aatos reprit son bâton en main et se leva sur ses pieds, forts d’une tonicité nouvelle. Son regard rempli d’étonnement, il se dirigea vers son oncle. Maintenant tu vas payer ! Lars souriait.

— La gemme de vie, vitae. C’est une gifle vitale ! Elle a les propriétés de stimuler les capacités motrices et cognitives durant dix secondes au maximum, dit Lars, fier.

Les membres meurtris de Aatos ne diffusaient plus leur douleur. Son esprit brumeux redevint clair. L’oncle avança en direction de son neveu, qui se mit sur ses gardes.

— Cette partie de l’entraînement est terminée. Tu as réussi et je t’en félicite ! déclara, tout sourire, Lars.

Non, ça ne peut pas se terminer ainsi … L’air austère de l’oncle s’était envolé, l’exercice était bel et bien terminé. Il passa la main dans les cheveux châtain clair de son neveu. Aatos était à présent soulagé. Les effets de la gemme disparurent et les douleurs revinrent.

— On va faire une pause au bord de la rivière avant de reprendre l’entraînement.

Eh bien, oui, voilà, c’est terminé … Ce vieil homme voulait me donner une leçon et ça a fonctionné…

— Oui … Oui, allons faire une pause.

En se dirigeant vers la rivière à quelques centaines de mètres, les effets s’étaient estompés depuis quelques minutes déjà. Aatos avait à nouveau la tête lourde et des douleurs vives. Il leva son bras meurtri avec peine pour regarder son bracelet de vie. Mais c’est quoi ce truc à la fin ? L’émeraude était redevenue terne, comme lors de son assimilation. Lars remarqua que des questions se bousculaient dans l’esprit de son neveu. Il l’éclaira :

— Lorsqu’une gemme est assimilée, elle se loge à son emplacement de prédilection. Tous les bracelets de vie ont la même configuration. Une gemme en cours de chargement a une couleur terne. Une gemme prête à l’emploi retrouve un ton éclatant et durant son utilisation, elle brille. Ce sont les trois stades de gemmologie. Il est impossible de les modifier. Le processus est immuable depuis la période de transition dont je t’ai parlé hier soir. Seule une gemme chargée au maximum est utilisable.

— Mais si je veux l’activer à nouveau maintenant alors qu’elle est en charge, il se passera quoi ? demanda le jeune homme.

— Immuable ! Tu m’écoutes, Aatos ? C’est un processus immuable, i-m-m-u-a-b-l-e…

L’oncle articula chaque syllabe de manière distincte pour signifier l’importance de cette règle.

— C’est pourquoi il faut donc utiliser tes gemmes avec économie. Plus tu la solliciteras durant l’activation, plus elle mettra du temps à se recharger. C’est sur la maîtrise de la concentration que tout se joue. Cette règle est basée sur le principe de co-dépendance gemmologique ; plus tu sollicites l’objet et moins tu seras sollicité. Et vice-versa. C’est ça qui te protège des risques dont je te parlais tout à l’heure.

Aatos écoutait ces règles sans en comprendre toute la teneur. Pourtant, il acquiesça, car il avait une bonne idée générale de ce que pouvaient faire un bracelet de vie et une confiance nouvelle en Lars. Encore quelque chose qui lui tient à cœur au vieux, décidément …

 

— Lars, tu peux me montrer ton bracelet de vie ?

L’oncle s’exécuta et retroussa sa manche. Aatos saisit son poignet et comptait. 1, 2, 3 …

— Treize en tout, l’oncle faisait référence au nombre de Gemmes qu’il possédait dans son bracelet de vie. C’est tout ce qui me reste de la civilisation … ajouta-t-il.

Un éclair de tristesse au fond de son regard fut vite effacé. Ils arrivèrent au bord de la rivière. Les deux comparses s’assirent sur un rocher à l’ombre. Cette herbe grasse et luxuriante, typique du lieu, bordait la rivière. Des tilleuls avaient pris racine en certains points. L’endroit était calme. L’oncle sortit des fruits de sa besace en cuir : des pommes, des abricots et une poignée de noisettes. Aatos dégusta ces provisions avec le même plaisir que les baies de la veille. Un vent frais soufflait, ses douleurs étaient oubliées pour un moment. Leurs regards partaient à l’horizon.

— Lars, il y a quoi au-delà des falaises ?

— Tu le sauras bientôt, sourit-il.

— Mais quand ? s’impatientait Aatos.

— Quand tu seras prêt. Il croqua dans un abricot mûr en répondant.

— Être prêt permet d’escalader les montagnes ?

— Non, c’est un état d’esprit général que je veux t’inculquer. C’est parce que les désengagés n’étaient pas prêts qu’ils ont fini dans la DEM.

Lars décortiquait quelques noisettes en appuyant dessus avec deux doigts. Des craquements secs s’échappaient dans les airs.

— C’est qui les désengagés ?

— Et bien, nous en parlerons ce soir, coupa Lars.

En se levant, il prit une pomme et la partagea avec son neveu.

— Nous reprenons l’entrainement physique là où nous l’avons laissé hier, je veux que tu résistes à l’assaut du courant cette fois-ci et que tu remontes jusqu’à cet arbre, l’oncle indiquait un grand tilleul en amont. Le lit de la rivière était peu profond à cet endroit. Le jeune homme ôta ses habits. La fraîcheur printanière lui donnait la chair de poule. Il serra les dents et profita des rares rayons de soleil pour se réchauffer. En trempant un pied dans l’eau fraîche, un frisson lui parcourut l’échine. L’envie de reculer était présente. Il sait ce qu’il fait, je dois lui faire confiance. Aatos voulait être prêt. Il persévéra. Le froid de l’eau le fouettait à présent. L’eau parvint à la hauteur de ses cuisses et marcher devint difficile. Quelques pas plus tard, il arriva au point que lui avait indiqué son oncle comme départ. Le haut du corps recouvert de chair de poule, il fit face au courant et avança un pied, puis le deuxième, avec difficultés. Le regard tourné vers le tilleul, son point d’arrivée. Aatos avançait, décidé. Je peux le faire ! Je veux être prêt ! Il voulait connaître son histoire. Ses interrogations nourrissaient ses désirs. Je serai prêt !

Le garçon avançait sous le regard satisfait de son oncle perché sur un rocher. Mais le courant devenait plus fort à cette profondeur. Il n’arrivait plus à frayer pour atteindre son but. Malgré ses efforts, il ne put plus continuer. Je dois tenir ! Aatos était sans cesse déséquilibré en empruntant cette voie-ci. J’ai deux choix. Le plus simple serait de renoncer comme hier… Le second est de prendre plus à droite pour me rapprocher de l’autre rive. Mais là, je n’aurai pas pied dans cette partie de la rivière. Revenir en arrière n’est pas une solution envisageable. Son oncle l’observait en se demandant ce que son neveu faisait. Tiens, le courant est moins fort vers mes chevilles. Il se déplaça finalement sur la droite, ce qui le plongea dans l’eau au niveau de la taille. Le constat était toujours le même : le courant semble plus fort en surface. Son oncle, voyant Aatos passer par la droite, laissa paraitre des signes d’excitation sur son visage, ces sourcils étaient remontés sur son front ridé. Aatos avait maintenant de l’eau jusque sous les aisselles. Mon hypothèse est juste, le courant est plus faible au fond de la rivière ! Il déborda un peu plus sur la droite pour continuer son avancée. L’eau atteignait ses épaules à présent. Il reçut des éclaboussures au visage. Grâce au froid de l’eau, il ne sentait plus ses douleurs de l’exercice précédent. Son oncle se tenait droit, les épaules en tension. Il semblait prêt à intervenir, les mains en l’air au niveau de sa taille. Aatos continuait d’avancer. Argh ! Il faut que je tienne ! L’arbre n’était plus qu’à une trentaine de mètres.

Puis, la tête d’Aatos disparut sous les flots.

Lars assista impuissant à la scène. Il courut en aval pour réceptionner son neveu emporté par les courants. Quelque cent mètres plus bas, sans hésiter, l’oncle sauta dans l’eau. Une fois en position, les secondes d’attente qui s’écoulèrent parurent des minutes. Lars s’agitait et plongeait les bras à la recherche du corps de son neveu.

— P****, j’ai été trop exigeant, AAAAAaaatos ! Aatos, B***** !

Lars frayait maintenant de long en large tout en remontant au niveau de la disparition de Aatos. Voilà maintenant bientôt une minute qui s’était écoulée – une heure pour Lars au vu de son agitation.

— Hé Lars, tu fais quoi ? cria Aatos, souriant et à moitié habillé, la main posée en appui sur le tilleul.

L’oncle sortit de l’eau en colère.

— Espèce de petit c** ! Que s’est-il passé, comment as-tu fait cela ?!

Lars était hors de lui, trempé et en sueur.

— Bah quand j’ai vu qu’il n’y avait presque pas de courant au fond, j’ai décidé de finir en nageant sous l’eau. C’était plus simple, répondit avec surprise Aatos.

Il ne comprenait pas la colère de son oncle.

— P**** de M****, Aatos ! éructa de soulagement Lars.

— Et tu ne me félicites même pas ? lui reprocha Aatos en faisant la moue et en croisant les bras.

— Bien évidemment petit C***** ! Tu as réussi l’exercice, bravo ! répondit son oncle à contrecœur.

— Et tu me raconteras la suite de l’histoire ce soir alors ? s’empressa de demander Aatos.

— Oui ! Et ce n’est pas une question de mérite, tu as le droit de savoir. Mais nous devons d’abord terminer l’entraînement du jour, avança Lars en reprenant de la consistance.

Le reste de la journée fut consacré à des exercices de grimpes, de courses à pied, d’esquives et de renforcements. Lars prit part à chaque épreuve. Il avait besoin de se défouler de l’événement de la rivière. Et de l’anxiété de devoir raconter l’histoire de ses parents à son neveu le soir venu.

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