L’épopée de Lars & Aatos


28 mai 2142

— Ton thé n’est pas trop chaud ? demanda, presque inquiet, Lars.

— Non, non, ça va…

C’était l’une de ces soirées chaudes du printemps. Lars et Aatos prenaient un thé sous le porche de la maison en bois après avoir mangé. Le moment était propice à la discussion.

— Mais je peux compléter avec de l’eau froide si jamais.

— …

— Tu veux connaître la suite de l’Histoire alors ?

Lars fixait l’horizon d’un air résigné.

— Oui.

Le jeune garçon était rempli d’une excitation positive qu’il contenait avec difficulté.

— Bien … J’en étais où ? demanda Lars.

— Le problème des humains était qu’ils manquaient de ressources. Ils créèrent les bracelets de vie comme solution à …

 — … En conséquence de cela, reprit Lars. Merci de m’avoir aidé à retrouver le fil. Donc, je disais : les bracelets de vie sont la résultante visible de ce qui a été entrepris en 2042 et achevé une décennie plus tard. C’est grâce à ces accessoires devenus essentiels que nous pouvons vivre hors de la DEM.

— C’est quoi la DEM ? demanda Aatos.

— C’est un acronyme… En très simple : la DEM est une réalité virtuelle dans laquelle la majorité de la population a été copié. Ceci afin de préserver le monde de la seconde vague d’émeute de 2036 qui se transforma en guerre civile. L’idée des chercheurs avait été inspirée du film à succès Matrix et appliquée à la réalité. Ce fut un véritable exploit technologique qui fut réalisé en trois décennies. Tes parents firent d’ailleurs partie des acteurs principaux qui permirent à cette gigantesque base de données de voir le jour.

— Mes parents … ? interrogea Aatos.

Son pouls s’accéléra.

— Oui, ils travaillaient à l’époque dans les laboratoires de recherches de l’EPFL. La création de la DEM est le fruit du travail de l’association de plusieurs écoles polytechniques à travers le monde. Son but premier était d’archiver notre monde pour garder une trace de sa diversité et des idées produites par les humains. Une encyclopédie augmentée comme aimait l’appeler ta mère.

— Lars, tu as connu ma mère ? demanda le jeune homme.

Il n’écoutait plus les explications de Lars à propos de la DEM.

— Bien sûr, une femme formidable. C’est ma sœur ! dit-il.

Un rire jaune résonna sous le porche de la cabane.

— Et où sont mes parents maintenant ?

Des trémolos étaient apparus dans sa voix.

— … Hum … Ils ne sont plus dans cette réalité, répondit Lars, gêné.

— Ils sont dans la DEM ? dit l’enfant avec enthousiasme.

— Oui … En quelque sorte. Et dans un coin de ta tête aussi, continua-t-il, embêté.

— … Mais … Cela veut dire que je les reverrai bientôt alors ? demanda Aatos,

Les larmes montaient dans ses yeux, il trembla à cette annonce.

— En effet, mais j’ai bien peur que tu ne puisses pas les revoir tout de suite, répondit Lars après avoir marqué une pause.

L’oncle ne voulait rien cacher à son neveu. Il avait conscience que cela faisait beaucoup d’informations en si peu de temps pour quelqu’un déboussolé par ses premiers pas dans cette nouvelle existence.

— … Mais je pourrai les revoir quand ? demanda Aatos.

Il était assis au bord de sa chaise, la tête droite, les yeux grand ouverts en direction de son oncle. Un scintillement au fond des yeux prenait la place des larmes.

— Reprenons depuis le début et sèche tes larmes, dit l’oncle, avec un air à la fois paternel et autoritaire.

Il lui tendit un carré de tissu en guise de mouchoir pour appuyer sa demande. L’évocation de ses parents avait bouleversé Aatos. Malgré sa fatigue, il ne s’endormirait pas cette fois-ci. Son oncle reprit :

— En 2029, après une succession de crise qui commença en 2020 avec le Coronavirus, les premières émeutes mondialisées éclatèrent. Après près d’une décennie de tumultes, les ressources étaient définitivement entre les mains d’un petit groupe de personnes richissimes. Pendant que la population mondiale jouait sa survie dans les rues, ce groupe de nantis se barricadait dans leurs demeures. Après trois ans d’émeute se rapprochant dangereusement de la guerre civile, au cours desquelles de nombreux pays industrialisés subirent un retour en force d’une pauvreté massive qu’ils pensaient oubliée, de vastes discussions aboutirent enfin à l’adoption dans la douleur du revenu universel. Plus de cent-vingt pays ratifièrent cet accord à Genève en 2032.

Lars marqua une courte pause. Aatos écoutait avec attention ce long exposé – il attendait de connaitre la date à laquelle il reverrait ses parents. Lars reprit :

— À partir de cette date, l’humanité put enfin se concentrer sur le problème de fond : le manque de ressources et de richesse pour tous. L’humain n’avait pas réussi à repousser cette échéance inéluctable. La demande de ressources grandissait toujours. Et les mesures toujours extrêmes pour y répondre furent insuffisantes, à mon avis. L’humanité se trouva dans une nouvelle impasse lorsqu’une montée des eaux mémorables débuta dans le golfe du Mexique. En 2036, des millions de réfugiés climatiques se dirigèrent au centre des terres. Miami, Tampa, La Nouvelle-Orléans et l’île de Cuba avaient subi de graves dégâts lors des différentes montées des eaux du globe, une partie des Pays-Bas et de l’

Indonésie connurent le même sort. Le revenu universel ne suffit plus à contenir ce qui devint la deuxième vague d’émeute mondiale pour la survie. Des millions de gens descendirent dans les rues alors que des camps de réfugiés s’organisaient ici et là. À ce moment-là, tes parents travaillaient en Suisse, à l’abri de l’agitation mondiale, sur ce qui devint la DEM.

— Et donc, mes parents étaient des scientifiques, c’est ça ?

— En quelque sorte. Il était tous les deux architectes virtuels. Chacun avec sa spécialité. Ton père avait un parcours de mathématiciens et de physicien alors que ta mère s’était spécialisée dans les sciences de la vie.

— Whoua ! Trop bien, dit Aatos.

Beaucoup de fierté émanait de sa voix.

— Il y a de quoi être fier, tes parents étaient considérés comme les meilleurs dans leurs domaines par leurs pairs. En 2038, la présentation de leurs travaux à la convention de Copenhague fit grand bruit. Ce fut d’ailleurs en marge de cette convention qu’ils furent approchés pour transformer leur encyclopédie virtuelle en DEM. L’intelligence artificielle, la gestion des données de masse et la réalité virtuelle furent ainsi réunies pour la première fois autour d’un projet concret d’envergure globale.

— Et les gens décidèrent de rentrer dans la DEM ?

— Une partie oui. Pour moi, ce sont eux les désengagés. C’est eux qui ont troqué leur vitalité pour vivre dans le virtuel. C’est pourquoi je leur ai donné ce surnom. Puis, certains ont été virtualisés contre leur gré …

Lars marqua une nouvelle pause. Son esprit semblait ailleurs. Puis il termina :

— La violence inouïe des actions que les gouvernements entamèrent en 2042, au nom de la préservation de l’humanité, surpassa tout entendement. La population passa de neuf milliards d’habitants à seulement sept cent mille sur toute la terre.

— Et nous sommes dans la réalité et non dans la DEM alors ? demanda Aatos qui commençait à perdre le fil.

La complexité de l’exposé de Lars, la gestion de ses émotions à l’évocation de ses parents ainsi que sa fatigue perturbait sa compréhension.

— Oui, c’est exact. Et nous avons encore beaucoup de choses à réaliser ensemble, déclara son oncle.

— Comme retrouver mes parents ?

— Oui, à condition que nous remplissions toutes les encoches de ton bracelet de vie.

Lars avait pris le poignet de son neveu dans sa main. Il montrait le cadran qui contenait la gemme de vie, vitae, et cent vingt-six encoches creuses.

— Mais ça va nous prendre combien de temps !?

— Le temps qu’il faudra pour y parvenir …

— Mais moi je veux les voir maintenant !

— Tu les as connus plus jeunes, il t’en reste des souvenirs encore cachés dans ta mémoire défaillante, tu pourras donc les « retrouver » avant de compléter ton bracelet de vie.

— Mmmmh, mouais …

Lars regardait son neveu avec une expression bienveillante.

— D’accord, mais moi, si tout ça s’est passé il y a longtemps, qu’est-ce qui m’est arrivé ? Pourquoi suis-je resté dans un arbre ?

— Ta mère avait prévu de te préserver de la virtualisation, peu importe le prix à payer. Et elle trouva un moyen de te conserver ici, dans ce cirque, en sécurité derrière El Rugido, au bord de la mer Tyrrhénienne. Dans ses cahiers de recherches, elle a appelé ça la « végiogénisation ».

— … Euh … Bon. Mais pourquoi ici précisément ?  

— En 2048, une équipe de scientifiques dont faisait partie ta mère est venue étudier une nouvelle espèce : les blairants. Suite à l’éruption du Vésuve en 2044, c’est comme si une plateforme avait émergé de l’eau. Et si j’ai bien compris, cette espèce de mammifères jamais observés auparavant, endémiques des grottes de champs phlégréens attira la curiosité des chercheurs. Ta mère voulait peut-être reproduire l’espèce dans la DEM, je n’en sais rien. Elle a finalement élu ce lieu pour tenter ta végiogénisation. Me demande pas comment elle a fait cela, je serai incapable de te donner le procédé précis. Tu lui demanderas en la retrouvant tiens !  

Aatos fit une moue de frustration, déçu de constater que son oncle ne pouvait l’aider plus que ça.

— C’est en lisant ces cahiers que tu es venu m’attendre ?

— … En partie oui. Mais aucune date de renaissance et d’emplacement précis. Je savais juste que c’était dans ce cirque qui étend sa végétation sur des kilomètres.

Aatos commençait à avoir mal à la tête. Toutes ses informations, l’entrainement, sa chute de la veille. Il avait de la peine à tout comprendre. Un instant de silence s’immisça dans leur discussion, leurs pensées percluses à eux-mêmes. Puis Aatos reprit :

— Et lors de notre rencontre le premier jour, tu m’as dit que tu voulais partir d’ici avec moi, mais pourquoi ne l’as tu pas fait avant ?

— J’ai aussi un intérêt à ce que tu récoltes toutes les gemmes pour ouvrir la DEM.

— Quel intérêt ?

Lars toussota dans sa main, gêné. Il ne répondit rien et regarda au loin. Puis il se tourna à nouveau vers Aatos.

— Je te demande de me faire confiance, c’est tout … C’est l’heure de dormir, enchaina Lars sans laisser d’autres choix.

— Mais pourquoi tu n’as pas complété toi, tout ton bracelet au lieu de m’attendre ?

— Parce que tu es le seul à pouvoir le faire. Tu possèdes en toi des réponses que personne d’autre ne possède. Elles sont déterminantes pour notre aventure, Aatos ! C’est tes parents qui ont décidé cela, pas moi !

— …

Les traits du visage du garçon s’étiraient de frustration.

— Ha, encore une chose, prends ça. Lars lui tendit une pierre rouge.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Aatos en tendant la main.

— De la part de ta mère, répondit Lars en souriant. Ce rubis est une gemme qui t’apportera soins et protection, comme le ferait une mère pour son enfant. Aatos fixa la pierre.

— Il faut la mettre sur le cadran de ton bracelet de vie.

Aatos déposa le rubis sur la glace de son bracelet.

— Bien, maintenant concentre toi et ordonne l’assimilation.

— L’assimilation ?

— Oui, ordonne en pensées le fait que ce rubis vienne DANS ton bracelet de vie.

Aatos s’exécuta et pensa, comme il pouvait, à l’assimilation. Le bracelet dégagea une lueur et le rubis se désagrégea dans la glace. Il fusionna avec le cadran et se retrouva dans une encoche creuse, à l’opposé de l’émeraude.

— Pas possible !

— Tu as encore beaucoup de choses à découvrir …

Aatos regarda son bracelet de vie avec le nouveau rubis. Pour l’instant, c’est tout ce qui me reste d’elle …

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