L’épopée de Lars & Aatos


27 mai 2142

Un doux fumet d’aliments cuisinés parvint aux narines de Aatos. Son estomac le poussa hors de sa couche. Alors que ses jambes le soutenaient avec peine, il descendit les trois marches qui le séparaient de la cuisine. Aatos vit son oncle affairé à préparer un petit-déjeuner gargantuesque. Des casseroles utilisées s’entassaient sur les deux côtés du plan de travail alors que la table centrale était recouverte de mets fumants.

— Jour d’entraînement, Aatos ! La semaine sera longue, il faut prendre des forces, déclara l’oncle à son neveu d’une voix tonique.

— Quel entraînement ?

Aatos posa la question sans se sentir concerné ; l’objet de ses convoitises se trouvait devant lui sur la table. Après s’être débarrassé de son bandage de la veille – une cicatrice s’était formée au sommet du front – il s’assit et trempa un doigt maladroit dans une crème anglaise.

— On ne touche à rien !

Sa remarque sévère tranchait avec la douceur paternelle matinale qu’il renvoyait en ayant préparé le petit-déjeuner. En se retournant, il révéla un tablier taché qui fit pouffer Aatos de rire. Lars ressemblait à une vieille ménagère ébouriffée dans cet accoutrement.

— Mais alors, quand est-ce qu’on mange ?

Feignant la déception tout en continuant de rire, Aatos pensait convaincre son oncle d’accélérer le début du repas.

— Ce n’est pas en te comportant de la sorte que tu auras quoique ce soit ! Voici ton repas.

Lars tendit un plat rempli d’une pâte verte gluante. L’odeur qui s’en dégageait n’avait rien à voir avec les autres dizaines de plats. Aatos, surpris, eu un air de dégoût en inspectant sa pitance.

— Pourquoi je dois manger ça alors qu’il y a plein d’autres bonnes choses sur la table ?

Lars regarda Aatos avec tendresse.

Sortant de ses pensées, Lars finit par dire :

— La privation de confort est un élément central de l’entraînement. C’est contre nature dans un premier temps : le but est de renforcer le mental par l’inconfort. Voilà, c’est comme ça, bon appétit.

Lars savait que cette explication était insuffisante. Mais, à l’heure actuelle, chaque mot était trop fort pour décrire ce qu’ils devraient affronter. Cependant, Aatos, décidé à n’en faire qu’à sa tête, avança sa main pour attraper un gâteau qui paraissait nappé de miel. Son oncle ne le laissa même pas atteindre la viennoiserie. Un couteau se retrouva planté dans le bois massif de la table, manquant de peu la main de l’enfant. Le regard de Lars était rempli de remontrances. Aatos, choqué, retira sa main en tremblant. Il est dingue … Et il ne rigolait pas. Il se tint tranquille à partir de ce moment-là et mangea sans sourciller la drôle de tambouille. Lars prit le gâteau et l’enfourna dans sa bouche en regardant le garçon droit dans les yeux. Ils continuèrent le reste du déjeuner de cette façon.

Une fois le repas terminé, toujours en silence, Lars apporta une tenue du sous-sol afin qu’Aatos puisse se changer pour l’entrainement. Il lui ordonna de se laver à la douche extérieure. Après cette étape, Aatos se présenta à son oncle, nourri, lavé, docile et prêt pour la suite.

— Veille tout de même, à ne pas te transformer en chien.

Rieur cette fois-ci, Lars se moquait gentiment de son neveu. Pourquoi me dit-il ça ? Le duo sortit de la cabane et se dirigea en contrebas de la petite colline, à une petite centaine de mètres. Il était toujours tôt dans la matinée. Le soleil ne déployait qu’une partie de ses rayons. L’oncle se mit au centre d’une surface dégagée de plusieurs dizaines de mètres. Aatos resta au bord de cette place qui faisait office de terrain d’entrainement. Je me demande ce que ce vieil homme a dans ce sac en toile, il semble être important vu comme il le regarde … Les résineux entourant le lieu avaient perdu leurs épines, si bien que le terrain était recouvert d’une fine couche d’aiguilles orangées. … Pourquoi s’échauffe-t-il à présent ? Le jeune homme n’avait toujours pas compris le sens de cet entraînement.

— Tu viens ? demanda l’oncle en sautillant et en faisant des mouvements de bras rapides.

Il était au début d’un échauffement maintes fois répété. Aatos se dirigea vers lui et tenta de l’imiter. Lars fut étonné de cette initiative et continua avec des mouvements toujours plus rapides et compliqués : des squats, des petits sauts à pied joint, des mouvements de bassins dans les deux sens … Pffff… Pffff … Mes muscles … Je  … Je n’ai aucune force. Aatos ne suivait plus la cadence à partir d’un certain moment. Ce fût-là que son oncle intervint. Il se mit derrière lui et décomposa les mouvements que son neveu avait manqués.

— Voilà, comme ça, à force de le répéter, ça rentrera, dit-il d’un ton paternel.

Aatos se retourna pour voir son oncle. En croisant son regard, Lars eut un pincement au cœur. Cela lui faisait quelque chose de profiter de ces instants de calme précieux avec son neveu. Cependant, il devait rester intransigeant. La préparation rapide du jeune homme en dépendait.

— Aïe ! C’est trop bas pour moi ! déplora Aatos.

Le regard changea. Il en disait long sur sa pensée. Lars ne pouvait accepter une telle plainte en temps normal, mais laissa passer pour cette fois-ci. Après tout, Aatos revivait depuis à peine vingt-quatre heures. Comme pour l’utilisation de son vocabulaire ordurier, Lars se conditionnait pour être un bon préparateur.

— Il faut t’éloigner de trois pas à présent, l’entraînement débutera dès que tu auras atteint ce point-là.

Lars montra une petite pierre qui faisait office de marqueur, à cet instant. Son neveu s’exécuta et recula à l’endroit convenu. En se retournant, il reçut un coup violent sur le haut de la tête. Aouch ! Aatos s’écroula. Une balle en cuir était retombée quelques mètres plus loin. Étourdi et étonné, il se releva non sans questionner son oncle.

— Pourquoi tu m’as lancé cette balle ? demanda Aatos.

L’oncle ne répondit rien et recommença l’exercice. Aatos évita la balle. Le sac en toile recelait d’autres surprises. Bon, c’est clair à présent … Sans réfléchir, il évita les projectiles suivants. Aatos fût tout de même blessé de façon légère en dessous de l’épaule. Il n’eut pas le temps de se plaindre qu’il esquiva une nouvelle salve d’objets contondants, cette fois-ci. Il se releva avec difficultés de sa roulade et se félicita de ne pas être blessé une nouvelle fois. La série suivante fut moins rapide, mais plus régulière et longue. Il évita chacun des projectiles avec application. Le sac se vidait à mesure que les objets s’amassaient au fond du terrain d’entraînement. Mais pourquoi fait-il cela !?

Bientôt, l’oncle n’eut plus rien dans son sac. Aatos termina d’esquiver les derniers jets et, lorsqu’il réalisa que l’exercice était terminé, se mit à genoux. Il était en sueur, son cœur palpitait à un rythme élevé. Son corps était meurtri et sa respiration haletante. La chaleur environnante l’étouffait. Ce ne fut que lorsqu’il vit le pied de son oncle dans son champ de vision qu’il décida de lever la tête. Il trouva une main tendue dans sa direction, l’invitant à se relever.

— Tes réflexes sont encore faibles et ta capacité de concentration médiocre. Je ne te parle même pas de ton endurance ou de ta souplesse, il y a du travail ! analysa Lars.

— Je… N’étais pas prêt…

— C’est pour cela que nous nous entraînons. Pour être prêt ! Être engagé ! Et non un f**** désengagé qui se fait virtualiser, entonna l’oncle, sérieux et volubile. Tu pensais pouvoir te reposer et manger des baies toute la journée ? Tu crois que je t’ai attendu pendant toutes ces années pour mon simple plaisir ? Ce qu’il s’est passé en 2042 ne pourra être changé si tu n’es pas prêt !

— … Mais, en quoi ça me concerne ?

— En 2042, même les intellectuels cessèrent de penser … Au profit de distractions culturelles. Les riches jusqu’à la classe moyenne s’étaient engouffrés dans une quête de plaisirs rapides et malsains tandis que les pauvres s’étaient résignés à servir cette société de loisir. Je grossis le trait, mais c’était comme ça. Tout y était prétexte pour oublier l’âpreté de la vie : le résultat d’une succession de générations qui engendraient des héritiers toujours plus faibles. Moi j’imagine ça comme des couches de conforts qui s’entassent à chaque nouvelle lignée. Seuls certains infortunés, les originaux et autres personnages à la pensée différente – pris pour des fous à cette époque – survécurent à ce changement de paradigme. Et tu sais pourquoi ?

Le jeune homme regardait son oncle en secouant la tête, il ne savait pas quoi répondre. Ça à l’air de lui tenir à cœur, là …

— Parce qu’ils étaient prêts ! Engagés ! continua Lars, sans suspens. Habitués à être secoués, à avoir la vie dure, ils vivaient dans un rythme vital constant. Le confort balaie tout sur son passage ! … La poursuite du plaisir immédiat, les stimulations divertissantes sont néfastes pour la survie de l’humanité. C’est ce qui les a poussées à faire le choix de la DEM ! Tu as manqué tout un pan de notre histoire… Enfin … C’est trop tôt pour te parler de ça. Nous en reparlerons plus en détail ce soir, il est l’heure de l’entraînement à présent.

La DEM ? L’oncle releva le jeune homme. Quelle poigne, le vieux ! Pas envie de désobéir et m’en ramasser une, là … En tendant la main au jeune homme, Lars laissa apparaitre son bracelet de vie. Le même que j’ai au poignet … L’oncle expliqua la suite de l’entraînement afin d’éviter toute surprise :

— Au programme, une course à pied de dix kilomètres pour réactiver la circulation de tes jambes, suivie d’une nage à contre-courant dans la rivière. Enfin, quelques exercices de concentration finaliseront cette première journée. C’est clair ?

Ça y est, il est fou … Je le savais !

Les exercices de concentration ainsi que la natation furent remis au lendemain tant l’épreuve de la course à pied avait été difficile pour Aatos – au-dessus de ses forces. Tandis que pour Lars cela semblait n’avoir été qu’un modeste échauffement. L’oncle n’avait pas insisté. Il devait savoir qu’à la fin de la semaine, son neveu le suivrait sans peine. En lui donnant le but de sa renaissance, l’oncle était persuadé que son neveu courrait comme un cabri… Le soir arrivé, le duo se retrouva autour de la même pâte verte et informe du matin. Aatos mangeait pourtant avec appétit. Entre deux bouchées, il demanda :

— Dis Lars, c’est quand que tu me racontes tout ce que j’ai manqué ? Tu n’arrêtes pas de parler d’histoire et de drames, mais c’est quoi exactement tout ça ? demanda le garçon.

Lars regarda par terre sans dire mot. Voilà plusieurs fois que son oncle rechignait à lui expliquer. Il a peur de quoi ? Puis, après s’être raclé le fond de la gorge, avoir repoussé son assiette sur la table pour gagner de l’espace, il joignit les deux mains et prit un air professoral en relevant la tête.

— Il y a un siècle, en 2042, l’humanité était à son apogée technologique. Aucune civilisation humaine n’était parvenue aussi loin dans son développement. Ces progrès avaient apporté beaucoup de confort aux populations du monde entier. Mais en parallèle, un désengagement grandissant était observé à tous les niveaux depuis près de trois décennies. Au fur et à mesure que la condition humaine s’améliorait, le temps libre de chacun grandissait. Les humains, dans leur grande majorité, étaient laissés face à un vide existentiel qu’ils comblaient par des occupations futiles pour passer le temps, éviter l’ennui et ne pas penser à leur condition de mortels. La majorité se perdait dans leur travail sans but, d’autres rejoignirent des causes futiles …  

Quel ennui … Aatos n’osait pas interrompre Lars. L’oncle marqua une pause dans son récit en constatant le désintérêt de son neveu.

— Et ils ont fait quoi pour résoudre ce problème ? demanda Aatos, faisant semblant d’être attentif pour faire plaisir à Lars.

— Le problème ne venait pas du système, mais de l’exploitation de ses failles… Ils n’ont pas réussi, répondit laconique Lars. Alors en 2042, les premiers bracelets de vie furent créés pour les engagés, termina Lars en montrant son bracelet de l’index et pour abréger son exposé.

— Comme celui-ci ? questionna-t-il encore en montrant son poignet droit.

— Oui, exactement.

— Mais pourquoi les bracelets de vie ont été créés ? demanda Aatos, curieux d’un nouvel intérêt.

— C’est juste la conséquence. La résultante d’un long processus. Mais il est tard, Aatos. Et demain, c’est entraînement.

— Mais je veux comprendre maintenant !

— Mmmh … C’est bien parce que je déteste moi-même ne pas comprendre que je te raconterai la suite. Mais rappelle-toi qu’il n’y a pas de place pour les caprices dans ce monde-là … Va te coucher d’abord.

Aatos partit se préparer pour la nuit. Il se coucha et appela son oncle. Une fois à son chevet, Lars continua son récit :

— Bon … Alors la suite … hum, hum … Cette société néolibérale ne s’appuyait par essence sur aucun intermédiaire si bien qu’après un certain temps, seuls quelques gagnants ramassèrent l’entier des profits. Plusieurs monopoles contrôlaient des marchés entiers de manière automatisée en employant un minimum de personnes. Les émeutes de septembre 2029 et l’instauration du revenu universel à l’échelle mondiale en 2032 eurent, dans un premier temps, des effets bénéfiques sur la répartition des ressources et des richesses. Mais ce fut, pour moi, un gain de temps minime qui cachait un problème plus large : le manque de ressource et de richesse pour une population de plus de neuf milliards d’habitants. Ensuite …

Lars s’interrompit lorsqu’il réalisa qu’il était un narrateur inadéquat pour un jeune garçon : Aatos s’était endormi.

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