L’épopée de Lars & Aatos

26 mai 2142

Le soleil culminait haut dans le ciel azur. Seuls quelques oiseaux, profitant des courants ascendants, venaient troubler le calme de ce lieu à la végétation luxuriante. La bataille intérieure que se livrait Aatos tranchait avec le calme ambiant. Sa renaissance d’abord, la prise en main de son corps et de ses fonctions motrices les plus élémentaires, ensuite. Le voilà qui se retrouvait sonné, au bord de ce cours d’eau. Il ne savait pas où il se trouvait et à quoi correspondait ce décor. Sa mémoire n’en avait d’ailleurs que le nom tant son cerveau était incapable de fonctionner. Il devait recommencer à zéro et se reconstruire. Qui suis-je ? En se redressant, il sentit ses muscles raidis par la chute : faible du corps et de l’esprit. Ses pensées continuaient à retourner trop de questions sans réponses, le mettant dans l’inconfort. Quel est le sens de mon arrivée dans ce lieu ? Par réflexe de survie, le jeune homme fit le vide. Une concentration extrême l’envahit. Plus rien ne pouvait maintenant le perturber, il ne faisait plus qu’un avec lui-même. Il récapitula, en débutant par sa renaissance : je viens de l’arbre, de la nature … Une tunique olive, des souliers simples … bien que robustes …  en cuir brun foncé… il toucha la pointe de son pied droit. Et puis ce bracelet ? Aucun souvenir n’était disponible, sauf cette impression de renaissance : il avait vécu avant de renaître. Son esprit, ses émotions fortes et son inconscient fonctionnaient ; la preuve en avait été sa chute, l’étrange voyage dans son inconscient et les visions qui avaient suivi. C’était, au final, peu de connaissance sur lui-même. Et ce ne fut pas en apercevant son apparence juvénile dans le reflet de la rivière qu’il put tirer une conclusion et comprendre. Non, rien à faire, je suis perdu … Il ne savait que faire et ce fut une nouvelle fois ses pulsions primaires et son estomac vide qui le poussèrent à se relever. Après avoir bu quelques rasades de cette délicieuse eau qui lui semblait provenir des montagnes environnantes, il partit à la recherche de nourriture. Mais comme le jeune homme peinait à mobiliser ses connaissances disparues : il n’avait aucune idée de ce qui était comestible.

Il vit tournoyer au loin quelques petits rouges-gorges au-dessus d’un vaste buisson en amont sur la rive de la rivière. Le jeune homme marcha dans cette direction et tenta de goûter une baie rouge qui poussait sur une branche basse. Le rouge framboise de ce fruit ainsi que son goût sucré lui donna le sentiment qu’il pouvait se régaler. Il ne s’en priva pas. Ses joues se couvrirent de taches rosées. Mmmmh, c’est trop bon … L’une après l’autre, il s’attaqua aux branches basses. Si bien que les quelques oiseaux qui étaient venus se ravitailler n’osaient plus approcher. C’était un grand moment de fringale tant ces fruits sucrés étaient salutaires pour son corps encore faible. Il n’avait plus mal à la tête. Lorsqu’il ne put plus rien avaler, il éructa si fort que l’écho lui revint dessus après avoir atteint les proches falaises. Hahahahaha, marrant ça … Aatos courut en direction de la rivière afin de se débarbouiller et prendre quelques nouvelles rasades d’eau.

Mais le jeune homme ne passa pas inaperçu durant sa cueillette.

La digestion débutait et il faisait trop chaud pour envisager autre chose qu’une sieste. Aatos se cacha dans les hautes herbes. Je suis en sécurité ici. Il regardait le ciel bleu clair. Le ventre plein, sa situation lui semblait moins dure. Allongé, le sommeil l’envahit.

 . . . . . . . . . . . . . … … …  ≥ ≥ ≥≥≥  Pssscht tssshac ! 

Aïe, hein ? … Le garçon eut juste le temps de voir une petite flèche s’enfoncer dans son mollet. Il regretta de s’être assoupi et d’avoir laissé dépasser sa jambe de la végétation. Il sombra. Le tireur accouru pour identifier sa cible.

— Aatos !? Hey M**** ! P*****, c’est ma veine ça !

Après quelques dizaines de mètres parcourus, le corps inconscient du jeune homme glissa. L’homme se résolut à laisser les autres résultats de sa chasse du matin sur place, à l’abri dans une souche.

— Si ça disparaît, c’est toi qui paieras !

Il reprit le corps désarticulé. On aurait pu confondre le jeune homme avec un cadavre à cet instant. C’était en se dirigeant vers une petite cahute juchée sur une colline que l’homme réalisa :

— 86 ans que j’attendais ce jour. C’était donc juste, M**** !

Le chasseur accompagnait sa solitude en parlant à haute voix. L’isolement avait été son pire ennemi durant toutes ces années. Le véritable pouvoir insoupçonné de celui-ci lui était inconnu : la solitude extrême exacerbait les traumatismes et poussait à se confronter à une personne encore et toujours ; soi-même.

La cabane de l’homme surplombait une forêt d’une part et la grande rivière de l’autre. Placée de manière à prévenir les dangers, la proximité avec l’eau lui permettait d’intercepter les animaux qui venaient s’abreuver. Cela lui avait assuré une quantité de nourriture constante au fil du temps. Bien que depuis quelques jours il devait se contenter de petites proies inhabituelles, les grands animaux semblant avoir déserté leurs points de rencontre réguliers.

— Tu seras bien, là.

Le chasseur posa le petit corps inerte. Son côté sauvage tranchait avec cet acte paternel. En couchant Aatos dans un lit de fortune, il se remémorait certains souvenirs forts. En hissant la couverture à la hauteur des épaules, il contemplait celui qui changerait enfin le cours des événements. Puis, l’homme descendit dans une petite cave qu’il avait creusée et façonnée à la main. C’était à cet endroit qu’il gardait toutes ses réserves. De plus, une porte laissait penser qu’une autre pièce se trouvait à cet endroit. Il se servit de bocaux en terre cuite qui recelaient d’un mélange d’herbes sèches. En quelques minutes, il avait produit un onguent capable de ramener Aatos de son long sommeil. Il suffisait de l’appliquer sur l’endroit touché par la fléchette pour aspirer le sédatif dispensé.

— Haaaaaaa !

Aatos cria à la vue de l’homme. Il ne pouvait pas bouger, comme s’il était ligoté à la couche. Ses membres ne répondaient toujours pas sous l’effet du sédatif.

— Arrête de crier, gamin, je ne vais pas te faire de mal.

Le jeune homme se calma alors comme il le pût. En haletant, Aatos réalisa qu’il ne pouvait de toute façon pas se défendre. La carrure du chasseur hirsute dépassait les deux mètres.

— Mais… mais, qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Pourquoi suis-je ici ? Répondez-moi ! Que m’est-il arrivé ?

— Choisis un chiffre, Aatos, répondit le vieil homme.

Il y avait une sorte de calme paternel qui ressortait de cette injonction. Surpris, le garçon s’exécuta tout Pourquoi il s’adresse à moi avec ce prénom ? On dirait qu’il me connait …

— … Trois, dit Aatos dubitatif.

— Parce que je t’ai porté jusqu’à ma cabane.

— … Quel est le rapport avec le chiffre ?

— Tu m’as posé quatre questions, Aatos. J’ai répondu en premier à celle que tu as choisie. Visiblement, tu es perdu. C’est le chaos dans ton esprit. Je fais de l’ordre, B*****, tu comprends ?

Le chasseur avait saisi le col de la tunique d’Aatos. Mais … Il est dingue ce vieux !

— Pourquoi m’appelez-vous Aatos ?

— Parce que c’est ton prénom !

— Et comment le savez-vous ?

— Je suis ton oncle, Aatos. J’attends depuis 86 ans que tu renaisses, B*****.

— Mais pourquoi ?

Aatos ouvrit grands ses yeux noisettes. Ce sauvage a un lien de parenté avec moi ? Impossible …

— Par simple plaisir… P****, Aatos, tu crois quoi ? Je n’avais pas le choix !

— … Je… Je ne comprends pas…

Le sédatif faisait de moins en moins effet. Aatos redressa son tronc et s’assit sur le bord de la couche.

— Tu devrais voir ta tête … Tu es fatigué Aatos, le mieux est que tu dormes, car demain débutera ton entraînement, dit-il plus calme en apposant un bandage sur le front meurtri de son neveu. Les yeux bleus du vieil homme s’embuèrent : Aatos cru voir un relent nostalgique au fond de son regard.

— Mais …

— Il n’y a pas de « Mais » qui fasse ! … J’ai attendu 86 ans avant de pouvoir t’emmener loin d’ici. Alors un jour de plus ou de moins n’y changera rien …

Aatos était en effet épuisé. S’il me voulait du mal, il aurait déjà agi … Il se résigna et prit la couverture que son oncle lui tendait. En éteignant la lumière et en fermant la porte, l’oncle se retourna pour observer son neveu.

— Dors bien, Aatos …

— Merci … euh.

— Appelle-moi Lars

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