L’épopée de Lars & Aatos
« Si, il est vrai, la voie que je viens d’indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver. Et cela certes doit être ardu, qui se trouve si rarement. Car comment serait-il possible, si le salut était là, à notre portée, et qu’on pût le trouver sans grande peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est très précieux est aussi difficile que rare »
L’Éthique, Spinoza
Chapitre 1
26 mai 2142
Endormi au sein du tronc, Aatos se réveilla. C’est le moment ! Il avait enfin établi un lien indéfectible avec un monde au-delà du sien. L’écorce du chêne se fendit.
Une conscience s’empara de son corps vide de tout souvenir : il reprit vie grâce à l’esprit qui avait décidé de l’incarner. Ses membres tressaillirent. Afin de ressentir cette violence du flux vital qui l’envahissait, Aatos attendit encore quelques instants avant d’ouvrir les yeux.
C’était le début d’une nouvelle histoire.
Son odorat retrouva une fonction longtemps perdue. L’odeur de la sève qui bouillonnait se mélangeait à celle du bois chauffé. Les autres sens se réveillèrent à leur tour. Comme si l’attente avait un goût perceptible après des années de patience, sa salive exhaussa un goût métallique. Un bruit sourd commença à résonner dans ses canaux auditifs. L’ensemble du corps relança sa communication interne si précieuse à la vie. De l’extérieur, le chêne ne laissait rien percevoir. L’arbre implosa ; il avait recraché la vie. Dans le ciel bleu et calme, seul un oiseau fut témoin de la scène : l’élégance de la rareté de se cacher pour le rester.
La chute de l’arbre fut douloureuse, même sur la grasse herbe qui se trouvait à ses pieds. Aatos inspira pour la première fois, ventre contre terre. Où suis-je ? À la deuxième inspiration, il se retourna sur le dos. Qui suis-je ? Ses mains racornies vinrent cacher son visage du vif soleil matinal. Il était né une seconde fois pour vivre. C’est … Ouf … C’est dur ! Après une pause pour retrouver ses esprits, il s’assit. Que … Qu’est-ce que c’est ? … À son poignet, il portait un bracelet qui supportait un boitier semblable aux montres mécaniques de l’époque. Des encoches creuses – cent vingt-sept au total – vides, disposées en cercles concentriques, occupaient le cadran. Seule une toute petite émeraude était lovée dans une encoche, en bas à gauche. Aatos ne mesurait pas l’importance de cet objet à cet instant. Pffff, impossible de l’enlever …
Ce bracelet pouvait le grandir ou le détruire.
Le soleil chauffait son flanc droit. L’absence de vent renforçait la sensation de chaleur. Il avait du mal à prendre du recul sur ce qui venait de lui arriver. Son corps était encore soumis à des tensions causées par sa renaissance. Il tenta tout de même de se lever. C’était sur deux jambes tremblotantes qu’il scruta l’horizon. Des falaises… Mais c’est quoi cet endroit ? On … On dirait une réserve naturelle. Et ce bruit ? Il pivota. Une rivière ! La perspective d’une rasade l’exhala. Il avait choisi son premier but dans cette nouvelle vie à l’instant et à l’instinct.
Maladroitement, Aatos avança le pied droit. L’autre pied suivit gauchement. Ses muscles ankylosés – presque atrophiés – par le repos le faisaient souffrir. Mais sa volonté d’avancer était plus forte. Ce fut à l’aide d’une branche de l’arbre qu’il trouva son salut. Il prit son élan affublé d’une démarche claudicante de vieillard assoiffé. Le contraste entre la jeunesse de ses traits, la pâleur rosée de sa peau, la finesse de sa silhouette chétive, et cette façon de déambuler était saisissant. Plusieurs centaines de mètres le séparaient de la rivière. Un fort dénivelé marquait le seul obstacle visible. Même avec une vitesse réduite de marche, il était en mesure d’étancher sa soif avant que le soleil brillât haut dans le ciel. Je peux le faire… Prenant toujours appui sur cette canne de fortune, il tenta d’accélérer le pas. À tort puisque celle-ci rompit. Aatos chuta. Entraîné par le dénivelé, il ne parvint pas à stopper sa chute.
Sa tête heurta un rocher.
Aouch… Ma tête… Une lumière rosée l’éblouit. Le sifflement de cornets à l’unisson, grandioses, le figea ; le garçon se demanda d’où provenaient ces bruits. Puis ce fut le noir complet. Qu… Quel est ce nouvel endroit ? Une lueur blanche au loin vint à sa rencontre. Un scintillement nappé d’un halo de lumière apparut ainsi dans l’obscurité profonde. Les cornets reprirent. Une harpe aux notes légères ajouta sa mélodie à l’ensemble. Un faisceau pourpre partit du point lumineux. À son envol, il laissa une trace circulaire dans la nuit noire, bientôt rejointe par des cercles vert foncé et entrecoupés de longues traînes bleutées. La nuit s’éloignait. Des bandes de jaune orangé s’envolèrent à leur tour à la poursuite du violet sombre et de diverses nuances de mauve léger.
À présent, une palette de couleurs tournoyait dans les airs. Une vive mélodie multicolore résonnait. Aatos se sentait léger au milieu de ce vide coloré. Magnifique ! Il jouissait de ce voyage impromptu au point d’en oublier sa soif. Un fin ruban vint lui frôler l’avant-bras ; une sorte de gaze en soie. Bien que surpris, il se laissa enlacer dans cette matière maternelle. Confiant, il se laissait porter par les événements. Une passivité onirique l’emplissait de joie. Il ressentait un état de contemplation proche de l’euphorie. C’est … c’est merveilleux !
Puis, tout s’accéléra.
Le doux sifflement en fond sonore prit de la candeur, une voix gutturale résonna dans ce chaos de couleurs. Le ruban qui l’avait enlacé prit des appuis fermes dans sa chair et noua avec vigueur ses deux poignets. Surpris, il eut un mouvement de recul, mais ne put se départir. Mais … Mais ? Il était l’hôte involontaire d’une forme inconnue. De sourds grondements rattrapèrent la voix éraillée. Une mêlée de sifflements soufflait en fond… Au secours !
Il plongea encore un peu plus profond dans son inconscient.
Emportées par les flots d’un coma lumineux, les couleurs disparurent pour laisser place à une multitude de petites lumières iodées. La matière soyeuse qui l’entraînait avait maintenant pris possession de ses membres et de sa taille, avant d’arc-bouter à l’arrière de sa tête. Comme si ces oripeaux blancs voulaient le maintenir en une seule position. La sensation de vitesse était fulgurante lorsque les lumières laissèrent place à une allée formée d’herbe et de buis vert foncé. Les grondements s’étaient maintenant transformés en un rythme lancinant et suave. Une bouffée de chaleur s’écrasa sur le visage de Aatos. Les buis défilaient des deux côtés à une vitesse exponentielle. Il sentait qu’à certains intervalles précis le sol chatouiller ses pieds nus. Alors l’allée, le sol, les buis et toutes les sensations rassurantes liées à la terre ferme s’envolèrent en un instant. Aatos s’éleva dans les airs.
L’atmosphère se nappait d’une lourde chaleur tandis que les bandes d’étoffes blanches mutèrent en une ouate légère. La mélodie redevint enveloppante et apaisante. Le rythme décèlera une fois parvenu au firmament, avant la trêve finale. Une sensation de gravité se mêla à ce tourbillon de légèreté. Toujours entouré de cette ouate dominante, Aatos sombra. Comme une pierre, il s’enlisa dans les abysses crépusculaires, entouré de son linceul immaculé. La mélodie cessa, les sonorités lui semblaient s’éloigner. Une pierre brillait dans le noir. Les boules de ouates étaient devenues immenses. Il s’enfonçait à l’intérieur de sorte qu’il était protégé d’un rude atterrissage. De la main droite, il se saisit de la petite pierre violacée brûlante. La lumière rétrécissait à mesure qu’une sensation de froid montait de sa main gauche. Une poche d’éternité l’enveloppait.
La mélodie cessa.
Il inspira cette odeur d’inconscient une dernière fois.
Aatos tressauta lorsque l’obscurité fit place à la lumière du jour. Sa tête lui faisait mal. Une blessure s’était formée sur son front ; à l’endroit où sa tête frappa le rocher lorsqu’il chuta. Sa main traînait dans l’eau glacée de la rivière et des brins d’herbe grasse vinrent caresser son flanc. Il était allongé au bord du cours d’eau, les yeux éblouis par le soleil.
Que s’est-il passé ?