L’épopée de Lars & Aatos

26 novembre 2042

— 26 novembre 2042, 16 :00. Réunion de coordination générale numéro 1, vous prenez note Anne ?

— Oui, Madame la Directrice.

La directrice opérationnelle du projet DEM, Doja H. Vauban, faisait face à quatorze dirigeants. Dans son tailleur impeccable en laine peignée bleu marine, cette femme autoritaire aux cheveux auburn, la quarantaine, dirigeait les travaux de la DEM depuis huit ans, maintenant. Respectée autant par les milieux scientifiques que politiques, elle incarnait une certaine idée de réussite de carrière durant cette période de l’humanité. Elle s’était hissée au pouvoir du projet DEM, le plus ambitieux depuis l’envoi des hommes sur la lune, grâce à sa finesse stratégique, ses connaissances pointues des arcanes du pouvoir – ses parents étaient tous deux diplomates de haut niveau – et sa communication audacieuse qui avait la réputation de déstabiliser ses interlocuteurs.

— Bien. Commençons ! Tout d’abord, je vous remercie tous d’avoir été présents si rapidement. Je …

— Did we really have the choice ? coupa le Général Azarov, représentant de la zone est du bloc mondial, dans un anglais aux relents russes.

Un éclat de soleil de fin de journée vint éclairer la salle de réunion au travers des vitrages blindés. La table en bois d’acajou de Bangkok trônait au centre la pièce : une salle sécurisée du Palais des Nations situé dans l’aile sud avec vue sur le parc de l’Ariana. Le parquet point de Hongrie en chêne couleur cognac terminait d’envelopper de secrets cette salle confidentielle.

— Général Azarov, votre frustration est compréhensible, je vous prie de laisser vos camarades prendre connaissance de l’avancement du déploiement de la DEM sans interruption, répondit sèchement Mme Vauban dans un français aux tonalités aristocratiques fines.

Le dignitaire russe croisa les bras et s’adossa, le dos droit et la tête haute, à sa chaise en cuir en guise de réponse.

— Je reprends donc. La DEM a été mise en production ce matin à 6 :00 suite au bombardement nucléaire de Ufa, en République de Bachkirie, par la Chine. Afin d’éviter une surenchère et de lourdes pertes, le général Roy Campbell, ici présent, – Mme Vauban montre du doigt un homme d’une cinquantaine d’années, dur, la peau ébène sous un uniforme décoré à de multiples reprises – en sa qualité de président du grand conseil militaire de l’humanité, a déclaré la mise en production anticipée de la DEM. Par conséquent, les drones seront déployés dans les six zones mondiales. Le Général Murakami, chargé de la zone Asie, la Générale Kebede pour l’Afrique, le Général Ribeiro pour l’Amérique latine, le Général Harris de la zone océanique et la Générale Williams pour la zone européenne, tous ici présents, ce sont rencontrés à 13 : 00 pour coordonner l’opération. Pouvez-vous nous en dire plus Général Roy Campbell ?

— Affirmative, Ms. Vauban. On December 12, 2042 at 6:00 a.m., the drones will take off from military bases around the world. Every citizen who will not be equipped with a life bracelet will be removed. Second generation AB-XY drones are programmed to deposit a dose of sodium thiopental, pancuronium and potassium chloride in the necks of targeted citizens. Anaesthesia. Paralysis. Cardiac arrest : clean and efficient, termina le Général Roy en américain. *

— Nous y sommes donc arrivés …

— Monsieur Stern, faites donc profitez tout le monde de votre remarque.

Le dernier directeur et président de la firme Patek Philippe rentra sa tête dans son cou.

— C’était la seule chose à faire, lui dit son voisin, Pr Dr Pietro Mancini, géologue et expert mondial en minéraux, dans un français fleuri d’un accent italien prononcé.

Dans son costume tiré à quatre épingles, le Genevois d’origine, porta sa main à sa Nautilus de 1973 par réflexe. Cela le réconfortait. Il reprit une posture digne, dos droit, tête haute, en se remémorant le rôle déterminant qu’il avait a joué à la tête de sa manufacture horlogère ; plus précisément son laboratoire de recherche & développement.

— Bien messieurs, je vous propose de laisser terminer le Général Campbell, à présent.

Les deux protagonistes acquiescèrent à l’attention de la directrice et tournèrent la tête en direction de l’intéressé.

— Thank you, Ms. Vauban. Our drones are all equipped with life bracelet detectors. That’s why it’s important that individuals considered committed be supplied. This will prevent their removal. Message completed.

Les six généraux se levèrent et, sans autre cérémonie, sortirent de la pièce. Leur mission du jour accomplie, ils repartaient le soir même dans leurs zones respectives depuis l’aéroport de Cointrin, épargné jusqu’alors par la seconde vague d’émeutes.

— 26 novembre 2042, 16 :08. Réunion de coordination, projet bracelet de vie numéro 1, vous prenez toujours note Anne ?

— Oui, Madame la Directrice.

— Bien, répondit-elle, un sourire carnassier et bienveillant à sa fidèle assistante. Madame, messieurs, nous voici donc entre « civils ». Des civils qui ont un rôle déterminant néanmoins. Nous passerons les présentations puisque chacun d’entre vous a reçu les fiches d’introductions des membres de cette coalition. De plus, je tiens à préciser que, par mesure de facilité, nos réunions se dérouleront en français.

Le directeur d’Apple, Stim Cob, eut un léger mouvement de lèvres rapide. Il était le seul de l’assemblée à maitriser qu’imparfaitement la langue de Molière, son assistant l’avait prévenu.

— Pour rappel, nous sommes ici pour faire le point sur l’avancement de la conception des bracelets de vie. Comme vous avez été informés par le Général Campbell, le 12 décembre 2042 les drones décolleront. Cela nous laisse donc exactement quinze jours pour produire et distribuer la quantité nécessaire de bracelets de vie. Il en va de la préservation de l’humanité hors de la DEM.

La directrice marqua un temps de pause pour ménager l’attention des dirigeants. Malgré la situation d’urgence, Doja démontrait une grande sérénité. Elle savait que cette manœuvre lui permettait de conserver l’ascendance sur le groupe.

— Vous autres, expliquez-nous donc comment vos départements de recherches et développements se sont accordés, je vous prie.

—Notre prototype fonctionne bien, répondit le Pr Dr Mancini avec son accent chantant. Nous pouvons dire que … Les gemmes communiquent avec le corps humain à présent ! Grâce aux découvertes de mes équipes et l’aide de l’équipe du Dr Sanchez ainsi que des laboratoires de l’union des gemmes internationale, présidée par M. Letap, nouveau directeur du groupe De Beers, le minéral et l’animal communiquent, termina-t-il extatique.

— C’est donc une découverte majeure. Si cela est confirmé, nous pourrons bel et bien conserver une partie de l’humanité dans la réalité. Passons donc à la suite, ordonna la Directrice.

— Si je peux me permettre d’ajouter un point, demanda la Dr Sanchez déterminée et sans réellement attendre d’infirmation – vexée d’avoir été reléguée à une simple aide par le Pr Dr, Mancini. Les bracelets de vie interagissent de manière directe avec l’énergie minérale des gemmes et ceci au niveau cellulaire. Nous ne maitrisons pas encore parfaitement les O-m-GN. La stabilité n’est donc …

— Mamamiaaaa … C’est stable ! coupa le Pr Dr Mancini. Nous avons fait des milliers de tests, c’est un véritable exploit que ces prototypes fonctionnent dans un temps imparti aussi court de développement… D’ailleurs, nos cobayes déploient des compétences hors normes au contact de ces gemmes. C’est une révolution ! dit-il, jubilatoire, en levant les bras.

Alors que les deux représentants scientifiques de la table débattaient de la fiabilité des prototypes de bracelets de vie, tous se regardèrent avec malaise. Mme Vauban prit la parole :

— Nous réglerons ce détail de stabilité durant la prochaine réunion de coordination scientifique. M. Letap, voulez-vous, je vous prie, m’exposer l’apport de l’union des gemmes internationales ? demanda-t-elle avec beaucoup de déférence pour cet élégant financier.

— Oui, avec plaisir. Chaque citoyen engagé sera équipé d’une unique gemme fournie par les manufactures de chaque membre de l’UGI. À chaque gemme correspond une compétence. Les détenteurs devront choisir leur compétence fétiche lors de la pose du bracelet.

— Bien. Monsieur Stern, est-ce que vous pouvez nous dire plus sur l’avancement des recherches du groupement des horlogers ?

— Nous avons développé l’écrin qui permettra de faire le lien entre les gemmes et le corps. Le prototype se base sur le modèle Royal Oak de nos confrères de chez Audemars Piguet. Conformément aux découvertes des laboratoires du Dr Sanchez, nous avons ajouté des capteurs sur le boitier. Enfin, la platine a également été modifiée pour laisser passer l’aiguille du mécanisme d’arrêt. Celui-ci est directement relié au fermoir selon vos instructions.

— Bien. Vos savoir-faire respectifs survivront donc à la DEM, rappela, grave, la Directrice pour rappeler l’enjeu de la réunion. Mr. Cob, could you please explain what you develop?

— Of course. Nous aveux développés un procédé de traçage pour les bracelets grâce à cette petite puce, répondit M. Cob en montrant une photo agrandie de la puce. Celle-ci mesurait la moitié d’un millimètre : la loi de Moore respectée jusqu’au dernier moment. Toute la puissance des données collectées sera à la disposition du nouveau gouvernement, termina-t-il.

— Bien. Enfin, est-ce que vous me confirmez pouvoir produire un million deux cent mille modèles avant le 6 décembre, Monsieur Hayek ? demanda-t-elle après s’être tournée en direction du dernier protagoniste de la réunion qui n’était pas encore intervenu.

Le président-directeur, troisième génération en descendance directe du fondateur du groupe Swatch, retroussa ses manches en laissant apparaitre quatre montres différentes.

— Bien évidemment, si je ne pouvais pas réaliser cette commande exceptionnelle, pourquoi serais-je parmi vous ? Héhé, de toute façon, après le 12 décembre, mes usines et tout ce que nous avons créé avec ma famille depuis près d’un siècle ne serviront plus à rien…

Sa bonhommie et sa gouaille tranchaient avec ce rappel à la réalité. L’atmosphère de la réunion s’alourdit.

— C’est mon rôle de contrôler et coordonner les événements. Nous n’avons pas le droit à l’erreur, répondit Doya, son regard planté dans les yeux du responsable de la manufacture basée à Berne, en Suisse.

M. Hayek se contenta de sourire en signe de respect.

— Bien. Notre prochaine réunion de coordination concernant les bracelets de vie aura lieu le 30 novembre à 11 :00. Anne vous enverra les détails par e-mail.

Il était 16 : 37 lorsqu’ils se levèrent en direction de la sortie. La Dr Sanchez était la dernière à sortir de la salle lorsque la Directrice lui demanda de rester encore quelques minutes. Elle posa sa main sur le bras de la scientifique de façon bienveillante.

— Dr. Sanchez, maintenant qu’ils sont partis, confiez-moi ce qui vous tracasse avec les prototypes, ordonna-t-elle avec douceur.

— Eh bien… Il semblerait que l’utilisation à haute dose soit dangereuse pour l’organisme.

— C’est-à-dire, concrètement ?

— Pour faire simple, les cellules vivantes mutent lorsqu’elles sont exposées en grande quantité à l’énergie minérale des gemmes.

— Et par conséquent ?

— Nous n’en savons rien…

 

*Discours du général en français : Le 12 décembre 2042 à 6:00, les drones décolleront depuis les bases militaires des différentes zones mondiales. Chaque citoyen qui ne sera pas équipé d’un bracelet de vie sera supprimé. Les drones AB-XY de deuxièmement génération sont programmés pour déposer une dose de thiopental sodique, de  pancuronium et chlorure de potassium dans le cou des citoyens ciblés. Anesthésie. Paralysie. Arrête cardiaque. Propre et efficient.

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