L’épopée de Lars & Aatos

12 juin 2142

Lars se leva. Il réunit toutes leurs affaires et prit la pommade qu’il avait créée la veille. L’oncle était stupéfié par les ressources de l’ermite. Il avait trouvé la recette de cette crème musculaire naturelle dans la bibliothèque. À l’image des graines et des épices, tous les ingrédients étaient disponibles et conservés de manière impeccable. Ils n’auraient pas la moindre crampe grâce à cette trouvaille.

— Aatos, on se réveille, dit l’oncle une fois qu’il eut terminé de rassembler et préparer le matériel pour la suite de leur ascension. Aatos, réveille-toi, insista-t-il en secouant son neveu par l’épaule droite.

Le jeune homme ouvrit les yeux avec difficulté.

— Mmmmh… Encore cinq minutes, insista-t-il d’une voix endormie.

— Non, tu te lèves, maintenant, ordonna à présent l’oncle avec autorité. L’ascension sera longue. Nous n’avons pas le temps de traîner, ajouta-t-il.

Wali aida le jeune homme à se lever avec sa carapace, à la manière d’un œuf au plat sorti de sa poêle.

— Roooo, c’est bon, je me lève.

Le trio mangea en silence un copieux petit-déjeuner. Les oiseaux n’avaient pas accompagné l’aurore avec leurs habituels chants. L’oncle resta pensif au regard de cet inhabituel silence. Il laissa s’échapper un léger tremblement au même moment. Le manque, l’angoisse et un mauvais pressentiment l’avaient envahi un court instant. Comme d’habitude, il se conditionna pour ne rien laisser paraitre de son état intérieur. Tiens, quelque chose ne va pas, il a l’air préoccupé …

Aatos souriait à présent. Ses deux périodes de sommeil de plus de quinze heures sans interruption lui avaient fait beaucoup de bien. Il se sentait prêt à attaquer. Deux mille cinq cents mètres d’ascension pour un dénivelé de plus de mille quatre cents mètres et une pente de près de 70% en moyenne constituaient un parcours d’escalade en dalle très exigeant.

Toujours dans la cabane, le trio termina son petit-déjeuner. Lars prit la parole, tel un guide de montagne. Cela fit sourire Aatos. Bien, il reprend du poil de la bête ! Il percevait bien les doutes de son oncle caché sous cette apparence de meneur de troupes. Mais il n’avait pas envie de lui faire remarquer, cela le rassurait trop. Alors Aatos écouta avec attention chaque donnée d’ordres. Wali se tint lui aussi calme. Même s’il n’avait aucune accointance avec l’homme, le respect paraissait être la règle : c’était tout de même Lars qui avait défait son oncle, le blairant alpha durant des décennies.

— Aujourd’hui nous nous rendons au nid des oiseaux. Il y n’y a pas de place sécurisée sur la paroi pour faire une pause sans danger durant l’ascension. Nous devrons faire le trajet en une seule fois, si possible. J’ai prévu une pommade pour le moment où nos muscles seront trop fatigués. Si le temps devient mauvais, nous serons obligés de redescendre, expliqua Lars. Vous devrez donc rester concentrés durant toute l’ascension. Compris ?

— Oui, répondit Aatos avec enthousiasme.

C’était sa manière à lui d’encourager son oncle dans cette fonction de meneur qui lui seyait si mal, lui le solitaire. Wali acquiesça en bleuant.

— Nous prendrons donc cette voie en premier, montra Lars sur sa carte en peau d’animal. Aucune difficulté majeure. Mais, attention au deuxième tracé, c’est un vrai miroir. La surface est lisse comme de la glace. Je passerai devant à ce moment-là. Nous tâcherons de faire une courte pause après ce passage si les conditions sont réunies. Ensuite, nous aurons trois revers à passer sur une courte distance, ici.

Le doigt de Lars bougeait sur la carte au rythme des explications.

— Le nid des oiseaux se trouve ici, la nuit devrait être tombée depuis peu lorsque nous l’atteindrons. Est-ce que tu as des questions ? demanda Lars à son neveu, tout en pensant avoir été clair.

Il semblait se réjouir de commencer l’ascension autant que de se débarrasser de ce rôle de guide de montagne.

— Et si je n’en peux plus et que je veux m’arrêter ? demanda Aatos, la voix étranglée.

L’explication de son oncle l’avait impressionnée. Est-ce que je serai capable d’escalader cette paroi ? Son énergie vitale avait été siphonnée par l’utilisation de la Rocca la surveille, c’était cela qui le tracassait avant tout.

— Légitime crainte qui ne se réalisera pas. Il faut bouffer ta peur !

Plus facile à dire qu’à faire … Mais si j’ai réussi à nous sortir de la grotte, je peux bien réussir ici ! L’oncle rangea la carte et prit sur ses épaules le sac, les cordages, les mousquetons, les pics et autres piolets. Chacun se harnacha avec un baudrier dans un lourd silence de concentration. Lars fut le premier dehors. Lorsqu’il se retourna, ses deux compagnons peu sûrs et maladroits dans leur démarche le suivaient. À les observer ainsi, l’oncle savait qu’à aucun moment une distraction n’était envisageable. Il devrait être plus fort que lui-même. Surmonter ce mal qui le rongeait depuis le départ de la cabane. Le même qui lui donnait envie de s’ouvrir le crâne à cet instant.

La première partie se déroula, comme prévu, sans problème. Tous semblaient à l’aise. Aatos était content de quitter ce lieu qui pour lui était synonyme d’étouffement. La grotte et ce qu’ils avaient vécu en son sein resteraient un souvenir traumatisant. Même si la gemme de rêve, somnium, lui avait permis de trouver leur chemin, la sensation d’étouffement qu’il avait éprouvée dans ce dédale de roches l’avait fortement marqué. Ce fut surtout la sensation de perte de contrôle qui le taraudait avant tout.

Son oncle paraissait inquiet. Il se retournait sans cesse pour voir si son neveu était en difficulté. Même si Aatos avait des prédispositions et une facilité naturelle pour l’escalade – il l’avait observé durant les entraînements – aujourd’hui ce n’était plus un essai. Lars se sentait responsable du bon déroulement de l’ascension : pour son neveu, sa sœur et l’Histoire. L’oncle sécurisa sa position : sa main droite tremblait alors qu’il était suspendu dans les airs. Il fit le vide au-dessus de celui-ci.

— Ça … va, Lars ?

— Oui, oui, une ancienne blessure qui remonte … T’en fais pas pour moi, concentres toi sur ce que tu fais plutôt.

Wali peinait dans la seconde phase de l’ascension. La roche, plus sombre à cet endroit, avait emmagasiné la chaleur du soleil matinal. C’était ce point en particulier qui dérangeait l’animal habitué à l’ombre des sous-bois. Pourtant, sa technique s’était améliorée. Le petit blairant maîtrisait sa carapace avec plus de sûreté le long de la paroi. Grâce à ses appuis plus francs, il ne ralentissait plus la cordée. La chaleur restait l’élément perturbateur pour lui. Hors de sa forêt, Wali est vraiment maladroit …

Une pause fut improvisée sous un revers, une protection bienvenue dans cette zone dangereuse. L’oncle déploya tout son savoir-faire pour concevoir un bivouac éphémère à la verticale. Un peu d’ombre les cachait du soleil qui avait atteint à présent son zénith. Ils mangèrent des Sphero préparées en surplus la veille et burent beaucoup d’eau pour éviter la déshydratation.

— La pommade à un effet intéressant sur mes muscles, confia l’oncle qui lui tendit le sachet rempli de crème.

Aatos se badigeonna les jambes et, surtout, les avant-bras. Une sensation de fraîcheur pénétra sa chair. Ses petits muscles perdirent en tension, la sensation de soulagement était accueillie avec réjouissance. À peine la lotion fut appliquée qu’ils préparèrent leurs affaires. Le groupe ne perdit pas de temps à admirer la vue pourtant imprenable sur la réserve naturelle du cirque rocheux. Ils repartirent à l’assaut de la troisième partie. L’oncle avança sa main tremblante vers la première prise. Lars voulut faire le vide complet. Mais il savait que cette fois-ci, tout serait plus compliqué.

— P*****, c’est pas possible d’être aussi dépendant de quelqu’un ! s’énerva-t-il.

Mais de quoi parle-t-il ?

— Lars ! Eh Lars ! cria Aatos en lui piquant le mollet avec son piolet.

Voilà quelques minutes que son oncle regardait au loin. Il était suspendu dans ses pensées et au-dessus du vide. Le jeune homme voulait comprendre.

— Elle disait qu’elle avait horreur de lire, dit-il à haute voix en ricanant.

 Que se passe-t-il ? demanda Aatos à un oncle embrumé par ses pensées. Aatos était impatient de connaître la raison de cet arrêt impromptu.

— Euh, rien… rien du tout, répondit Lars, comme sorti d’un épais nuage de ouate.

Mais que se passe-t-il ? Ils reprirent l’ascension et passèrent les trois revers avec beaucoup de difficultés. Le temps s’assombrissait et il commençait à faire plus froid à cause de l’altitude. De plus, la fatigue régnait en maître au sein de la cordée.

— À ce rythme, nous n’arriverons pas au bout de la paroi en une journée comme cela était prévu et l’escalade de nuit est impossible sans éclairage, dit Lars.

L’oncle marqua un arrêt lorsqu’il entendit enfin les cris des oiseaux. Un certain soulagement paraissait l’envahir. Malgré la pommade, les muscles de Aatos étaient congestionnés. Il se concentra lui aussi sur le chant des oiseaux au loin. Les douleurs musculaires devinrent moins intenses une fois son esprit concentré sur autre chose. Je dois rester concentré sur leurs chants. Je dois voir l’entier du tableau pour que la situation prenne une autre dimension.

— Mes bras me font mal, se plaignit le jeune homme, la larme à l’œil.

Son oncle regardait les oiseaux tourbillonner, sans se préoccuper de la plainte de son neveu. Cela ne manqua pas d’exaspérer Aatos. La volée d’oiseaux s’approchait. L’oncle était absorbé par les formes réalisées par leur vol.

— Une nuée d’étourneaux … Écoute leur murmure. C’est fantastique.

Lars semblait dans le vague. On aurait dit que le temps s’était arrêté sur la paroi. À quelques centaines de mètres d’eux à présent, des milliers d’oiseaux virevoltaient dans un balai endiablé sans jamais se percuter. Aatos continuait d’appeler son oncle, en vain. Lars était dans ses pensées, coupé du monde. Ne pouvant compter sur son oncle, le jeune homme prit une minute de réflexion avant d’agir. Il donna de rapides instructions à Wali. À l’approche d’une partie de la nuée, Aatos activa sa gemme animale, bestia.

— Que fais-tu Aatos, s’exaspéra Lars, énervé de voir son neveu gaspiller une précieuse gemme plus que d’avoir été sorti de ses pensées.

Le garçon ne répondit pas, défiant son oncle encore un peu plus. Lorsque les oiseaux arrivèrent à sa portée, il lança le pouvoir de la gemme animal, bestia, envoûtant ainsi des centaines d’étourneaux dans son filet d’énergie.

— Wali, déploiement !

L’animal obéit. Aatos lui avait demandé de déployer sa carapace en forme d’ombrelle plate. Le jeune homme avait donné ses instructions à Wali avant l’activation de la gemme animale, mais Lars n’avait visiblement rien entendu. La carapace de Wali, en forme de voile, se déploya, tendue par les quelques discrets courants ascendants. D’un geste élégant de ses deux mains, Aatos ordonna les étourneaux sous cette voile, à la manière d’un chef d’orchestre.

— Mais … Que fais-tu ! Réponds-moi ! Nous sommes attachés, je te signale, cria Lars qui était revenu à lui.

Il paraissait prêt à activer l’une de ses gemmes pour stopper Aatos. Pourtant, il attendit de voir le plan de son neveu le surprendre. Aatos avait trouvé une solution pour éviter à la cordée de rester accrochée durant la nuit. Lorsqu’il se retourna vers son oncle, son regard était noir, vif et concentré. Le même que lors du combat et de la sortie de la grotte. À cet instant, son oncle savait que son neveu n’agissait pas sous l’impulsion de la folie. Lars écoutait à présent avec soin les instructions de son neveu.

— Suis-moi, dit confiant Aatos en prenant la main de son oncle.

Ils s’assirent sur le haut bombé de la carapace de Wali. Le petit blairant se positionna juste en dessous, accroché par le dos. Les étourneaux poussaient maintenant l’ensemble vers le haut. Le trio s’envola, gonflé par les battements des ailes des étourneaux. Aatos était assis en tailleur au bord de la carapace, le regard toujours très concentré. Ses mains dirigeaient une partie de la nuée qui était sous l’emprise de la gemme animale. Le reste de la volée suivait de façon naturelle, trop habitué à frayer en groupe. Lars s’accrochait et admirait la dextérité de son neveu. Ses manœuvres étaient aussi gracieuses que les envolées des étourneaux. La terre ferme apparut, le trio arrivait à destination : cinq cents mètres de dénivelé en huit secondes.

— Je me demande pourquoi je n’ai pas eu cette idée depuis le début …

Ils atterrirent délicatement. La cordée était arrivée au royaume nord de Méditerranée.

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