L’épopée de Lars & Aatos

Préambule

26 novembre 2042

— C’est le grand jour… Comment te sens-tu, Jean ? 

Nikki se tenait derrière son mari, assise sur sa chaise de bureau. Des câbles, des écrans et des moniteurs mangeaient une partie du laboratoire éclairé aux néons. 

— … Heureux d’être ici avec toi, je suppose ?

Jean s’affairait sur un serveur dans le coin de la pièce. Les lumières blafardes se reflétaient par endroits sur son crâne lorsqu’il bougeait.

— Toujours aussi beau parleur, hein ? dit-elle, ironique, en souriant.

Elle pivota sur sa chaise et s’installa à nouveau à son poste de travail. D’un geste, elle remit en place ses cheveux auburn sur son oreille gauche.

— Aatos vient plus tard avec Maman ? demanda Jean, le nez dans une carte-mère.

Nikki abhorrait sa belle-mère. Mais dans les circonstances actuelles, elle restait la solution de garde la plus sûre pour son jeune fils.

— Oui, dès que cette mise en production sera terminée. 

Elle répondit sans regarder son mari.  Nikki contrôlait les derniers paramètres de son projet sur le moniteur. Elle travaillait à la conception des entités vivantes de la DEM en collaboration avec Kamiko et son équipe de l’université de Tokyo. Elle s’était lancée dans ce projet après que Jean lui ait fait découvrir ses travaux de recherches.

Nikki aimait Jean.

Il était son univers depuis plus de vingt ans. Ce fut un coup de foudre immédiat sur les bancs de l’université. À cette époque déjà, il travaillait sur ce qui deviendrait aujourd’hui la DEM. Nikki était alors dans sa deuxième année en science de la vie à l’EPFL, tandis que Jean faisait de l’assistanat à côté de son post-doctorat en science computationnelle. Son intelligence et sa maladresse la faisaient frémir. C’était elle qui avait fait le premier pas. Après de longues semaines d’échanges de regards intenses, elle s’était résignée : Jean ne tentera rien.

Il est très timide. Réservé, ce n’est pas le genre à partager ses sentiments. Même avec moi. Même lors de la naissance de Aatos. Je me rappelle très bien que l’obstétricien avait été étonné de son indifférence face à l’annonce de la venue au monde de notre fils. Je sais pourtant que cela l’a bouleversé. Il est très pudique et pas très adroit avec ses émotions. Pour lui, ses ressentis doivent être des sortes de failles dans sa machinerie interne…

— Je… Je me réjouis de revoir Aatos, dit Jean.

Wouah, enfin … 

Il avait fallu quatorze ans, des semaines de séparation et une situation d’urgence pour que Jean articule enfin un sentiment de manque pour son fils.

— Oh, moi aussi, j’ai l’impression que cela fait une éternité !

Tous les deux travaillaient sur un projet du nouveau gouvernement, gardé secret depuis des décennies. L’idée de départ était d’archiver l’univers à partir de toutes les données générées par les êtres humains pour en faire une encyclopédie virtuelle grandeur nature. Depuis, par nécessité, c’était devenu un projet prioritaire de sauvegarde de l’Humanité.

C’est une façon pour l’Homme de se rapprocher de l’éternel.

Dans ce projet pharaonique, Nikki avait le même rôle que Noé dans La Bible : elle centralisait toutes les données qui concernaient le vivant. Tâche ardue dans le sens qu’elle devait faire vivre ses données dans la DEM sans interférer avec les autres corps de métier à l’œuvre sur le projet. Nikki, en plus d’être appliquée, était reconnue comme une spécialiste mondiale dans son domaine. Tout comme Jean : il était responsable de l’architecture informatique et de la structure de la DEM.

La mise en production à venir promettait d’être particulière : Nikki déployait son dernier projet dans la centrale. Cette partie du code permettait aux entités « vivantes » dans la DEM de ne pas se rendre compte qu’ils faisaient partie d’une simulation virtuelle : une façon de sceller la DEM pour ceux qui se trouvaient à l’intérieur.

Pour éviter de les rendre fous …

Quelques minutes s’étaient écoulées lorsque le téléphone sonna au laboratoire du sous-sol de l’EPFL dans lequel Jean et Nikki se trouvaient. Jean décrocha. L’horloge murale donnait une heure et quart. La nuit était calme.

— Oui … Bien … Je transmets le message au reste de l’équipe, dit Jean, lacunaire.

Il raccrocha.

— C’était le Directeur technique Heidelberg… Nous avons perdu le laboratoire de Chelyabinsk. Une ogive nucléaire a éclaté à moins de quatre cents kilomètres, tout a été rasé. L’équipe de topologie quantique n’a pas survécu. Je dois avertir le prof. Faltings.

Après cette annonce, Jean sortit au pas de charge du laboratoire. Nikki le suivit. Ils marchèrent quelques dizaines de mètres, jusqu’au bureau central du bunker basé sous l’école polytechnique.

— Les menaces ont été mises en œuvre. Il … Il est vraiment temps de déployer complètement la DEM pour protéger …

Le prof. Faltings leva sa tête. Il était attablé à son bureau USM gris, occupé à taper sur son clavier. Il coupa net son collaborateur :

— Je sais, Jean.

Le téléphone sonna à nouveau alors que Jean, médusé, se tenait en face du professeur Faltings. Nikki à ses côtés. Le professeur fixait le combiné. Il laissa sonner plusieurs secondes avant de répondre. Nikki voulut intervenir, mais le professeur leva le doigt pour lui ordonner de se taire. Il finit par décrocher.

— Oui… Nous savons… Compris. Bien… J’ordonne la mise en production totale, compris.

Nikki vit le professeur pâlir, tandis qu’il raccrochait en tremblant. Puis il se leva de sa chaise sur ses deux jambes vacillantes. 

— Nous devons rassembler tout le monde dans la salle principale.

Quelques instants plus tard, le prof. Faltings se tenait sur une palette en bois en guise de podium. Son équipe lui faisait face. Nikki et Jean se trouvaient au premier rang. Prêt à parler, le chef de projet touchait le bout des manches de sa chemise de manière compulsive. Son regard indiquait que ses pensées étaient ailleurs.

Après quelques secondes de calme enveloppées d’une tension palpable, le professeur se racla la gorge et prit la parole :

— Le général Roy Campbell vient de nous ordonner de commencer la mise en production totale de la DEM… Hem … L’université de Chelyabinsk a été balayée par une frappe nucléaire. L’équipe du professeur Matveev a été décimée… C’est … C’est une tragédie…

Il essuya son front avec un mouchoir en coton blanc avant de reprendre :

— Leurs travaux en typologie quantique sont terminés depuis plusieurs semaines… L’utilisation de leurs recherches dans la DEM sera le plus bel hommage que nous puissions leur faire.

Le prof. Faltings marqua un temps de pause à cette dernière annonce. Une minute de silence tacite. Tous semblaient touchés et choqués par le décès de leurs confrères. Une rumeur montait dans la salle de conférence improvisée. Puis, le prof. Falting reprit la parole :

— Nous avons pour ordre de commencer la mise en production totale le 26 novembre 2042 à 06:00 UTC selon les plans établis par les généraux des six zones et de notre chère directrice…

Le chef de projet ménageait son annonce. Il semblait réaliser que sa déclaration commanditait le début du plus grand génocide de tous les temps. 

La fin d’un monde n’avait jamais été aussi proche.

— … Cela signifie donc que les drones de la Grande Transition décolleront le 1er décembre, soit dans cinq jours. Je suis à votre disposition en cas de questions … et je… je tiens à tous vous remercier pour ces années de travail en commun.

Le prof. Faltings quitta la tribune sous des applaudissements étouffés, les yeux rougis par l’annonce.

Alors que tout le monde avait regagné son poste pour mettre en production près de trois décennies de travail issu de plusieurs groupes de scientifiques d’institut technologiques à travers le monde, Nikki laissa un message sur le répondeur de sa belle-mère.

« Je dois voir Aatos le plus rapidement possible. C’est urgent ! ».

Au petit matin, Jean reçut un message chiffré de son homologue suédois de l’université de Stockholm, chargé du contrôle général.

— Jean, qui est-ce à cette heure-ci ?

— Le Dr Seipel vient de m’annoncer cela, dit Jean en montrant le message sur son moniteur, déchiffré avec sa clé personnelle :

« Un espoir laissé à ceux qui atteindront la béatitude ».

— L’équipe qui a travaillé sur la conception des bracelets de vie vient apparemment de découvrir un glitch intentionnel dans la DEM. Son auteur a laissé ce message en texte clair au côté des lignes de codes corrompues …

Nikki se laissa tomber sur le dossier de sa chaise. Elle était effondrée.

— Cela … Cela donne la possibilité à n’importe quelle personne virtualisée de … De comprendre qu’elle vit dans une simulation ! … Mon travail est foutu !

Jean ne répondit pas. Il ne laissa rien transparaître.

Comme d’habitude …

— Nous ne pouvons pas faire la mise en production totale ! Ce glitch est la preuve que la DEM est faillible !

Cette découverte avait terminé d’ébranler le fragile équilibre interne de Nikki. Elle qui avait accepté de continuer à travailler sur le projet, même après la décision de la convention d’Oslo, voyait à présent tomber en éclats tous ses espoirs. Sa dissonance cognitive était prise d’un grand écart qu’elle ne pensait jamais réaliser. Au-delà de son malaise face à cette annonce de malversation dans le code, elle pensait à son fils.

— Mais … Et Aatos ? Si quelqu’un a pu s’introduire encore aujourd’hui dans le système, qui nous assure de le revoir ?

Une grande tristesse s’était installée sur son visage.

— Oui. Mais il n’y a pas d’autre choix et tu le sais. Nous n’avertirons personne d’autre, dit Jean avec un ton pragmatique et rassurant.

Ils se regardèrent en silence. Au coeur de ce laboratoire protégé de plusieurs mètres de béton armé, ils étaient isolés du reste des tumultes du reste du monde. Puis, Jean reprit :

— Aucun système informatique n’est complètement impénétrable. Tu savais que cela pouvait arriver, même sur la DEM… Mais je t’ai montré cette information, car un doute subsiste en moi… Laisser Aatos vivre dans la DEM, sans nous, pendant dix ans et le rejoindre ensuite n’est pas la bonne solution. Nous pourrions le garder auprès de nous, dans la réalité. Même si je n’ai aucun plan et que je déteste l’incertitude, cela reste pour moi la meilleure chose à faire.

Enfin les mots que j’attendais depuis la décision de cette foutue convention d’Oslo !

Nikki se leva de sa chaise. Son attitude avait changé. Elle marchait en direction de son mari lorsqu’elle s’exprima :

— Jean, s’il te plaît, ne m’en veut pas. J’ai quelque chose à te confier, dit-elle avec cérémonie.

— … Oui, bien sûr ma chérie …

Jean paraissait dérouté par le comportement de Nikki.

— En parallèle de la DEM, j’ai travaillé sur un projet pour Aatos.

Elle s’assit sur les genoux de Jean.

— Toute seule …

Elle passa son bras autour de la nuque de son mari et saisit la monture de ses lunettes de vue avec la main droite.

— Pour les cas d’urgence …

Elle regarda au-dessus de l’épaule de son mari alors même qu’elle savait qu’ils étaient en sécurité dans ce laboratoire.

— Cela m’a pris plusieurs années pour télécharger les informations de notre fils dans un programme qui fonctionne sur les mêmes bases que la DEM. Je l’ai simplement adapté à la réalité. Et avec les progrès réalisés ces dernières années dans le domaine des sciences de la vie, une méthode de conservation expérimentale est apparue. Il serait possible de conserver un corps endormi dans une matière végétale. Avec tes compétences, l’aide de Gabriel et mon programme, nous pourrions virtualiser Aatos dans la DEM et … la réalité.

— … Et de cette façon, il sera protégé dans tous les cas d’un effondrement, réel ou virtuel, termina Jean.

Une lueur d’espoir s’éveilla au fond de leurs yeux. Nikki reprit :

— Et si le code tient, Aatos de la DEM ne se rendra jamais compte qu’il est juste une copie qui vit dans une simulation ! 

Comme des milliards d’autres personnes…

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