L’épopée de Lars & Aatos


6 juin 2142

Les jours d’entraînement suivants, les progrès de Aatos furent fulgurants. Son oncle se montrait très satisfait de son élève. Il était temps d’emmener son neveu à la chasse.

Un matin avant l’aube, Lars sortit de son sous-sol des armes construites en bois. Un arc confectionné à partir d’une branche de noisetier et une arbalète en noyer. Un carcan en cuir et des flèches de deux tailles différentes complétaient l’équipement. Sur la pointe des flèches, il y avait une petite encoche.

— C’est ici que je peux mettre la fiole de poison. Elle éclate à l’impact et fige l’animal sans le faire souffrir au-delà d’une piqûre, expliqua l’oncle à son neveu en tenant le flacon en argile entre ses doigts. Le gibier se trouve au cœur de la grande forêt. Une fois arrivés sur place, nous aurons que quelques heures pour capturer nos proies et rentrer avant la tombée de la nuit, termina-t-il.

Lars enfila une tenue de chasse, la même que lorsqu’il rencontra Aatos pour la première fois dans le cratère. Son neveu portait un gilet improvisé en plus de sa tenue d’entraînement habituelle. Ils se mirent à table à la lueur d’une lampe à résine de pin.

— Bientôt … slurp … je te ferai découvrir les Sphero. La pâte verdâtre est aussi une préparation pour ne pas surcharger ton organisme … slurp … après autant d’années de repos.

Lars, quant à lui, mangeait la pâte verdâtre par pur plaisir. Ce qui ne manqua pas de faire rire son neveu lorsqu’il l’apprit vu que lui-même s’en serait passé avec plaisir. Ils partirent avant même le lever du soleil.

— Tu me suis pour l’instant et tu ne t’écartes pas du sentier, ordonna Lars.

Je connais trop bien ce ton … Les deux comparses marchaient depuis deux bonnes heures lorsque le soleil daigna enfin se montrer. Une fine pluie tombait sur tout le cirque rocheux. Jusqu’à maintenant, seuls les souvenirs de l’oncle les guidaient. Les odeurs de souches pourries et de feuille en décomposition étaient présentes partout. Des touches d’essence d’épineux et de mousse terminaient d’embaumer l’air boisé. Aatos appréciait toutes ces odeurs de bois. Je me demande si cela a un lien avec ma végio-machin-chose …

Aucun animal ne s’était manifesté depuis trois heures. Ils s’enfoncèrent toujours plus dans la forêt. Lars manifestait des signes d’impatience. La pluie s’intensifia, drue et froide cette fois-ci. Il devenait plus difficile d’avancer à présent. L’oncle décida de faire une pause à l’abri, sous un arbre. Lars avait pris avec lui du thé dans une gourde thermique cabossée et des noisettes joviales, une variété qui poussaient uniquement dans la forêt du cirque à la connaissance de l’oncle.

— C’est quoi ta plus belle prise à la chasse ? demanda le jeune homme.

— Tu sais Aatos, je ne chasse pas pour le plaisir, mais pour me nourrir. Je prends uniquement ce dont j’ai besoin, répondit, interloqué, l’oncle.

— Oui, mais le plus grand animal que tu aies attrapé, c’était lequel ?

— Eh bien, une fois, j’ai eu un blairant adulte à carapace mouvante, finit par dire Lars. Il y a plusieurs années déjà. Il détruisait les récoltes de mes plantations autour de ma cabane. Les blairants sont les plus grands animaux de cet endroit une fois qu’ils atteignent l’âge adulte. Celui-ci était bien plus grand et intelligent que la moyenne, ajouta-t-il.

— Et comment tu as fait pour l’avoir alors ?

Il insista en trépignant d’impatience. En plus de leur permettre de passer le temps jusqu’à l’arrêt de la pluie, Aatos aimait les récits de son oncle.

— La difficulté avec les blairants à carapace, c’est la carapace : une sorte de voile aérien sombre qui semble s’être accumulé sur l’encolure. Ils peuvent transformer cette protection en toutes sortes de formes et de textures différentes. Une fois, ce sont des pinces pour récupérer les fruits des arbres dont ils raffolent, une autre fois c’est un bouclier géant impénétrable. Impossible de les avoir avec des flèches empoisonnées donc. La seule façon d’atteindre la carotide, c’est de passer par dessous. Je te laisse imaginer la difficulté et les risques de passer sous un animal adulte de près de deux tonnes, rigola Lars en imitant la scène.

C’était la première fois qu’il pouvait raconter cette histoire. Son neveu avait bien fait de lui poser la question, car Lars paraissait à converser, relater et échanger à nouveau. De plus, avec cette pluie, ils ne pouvaient pas continuer.

— Tu as fait comment alors ?

— Après plusieurs tentatives et beaucoup de récoltes saccagées plus tard, j’ai élaboré un plan. Le seul moyen était de passer par dessous et par surprise. J’ai donc creusé dans le potager principal un grand trou. Recouvert avec un feuillage, il était difficile de penser que je campais là, prêt à intervenir.

— Et ça a fonctionné ?

Ses yeux interrogeaient la réussite d’une telle entreprise.

— Oui… Mais au bout d’environ quatre mois et cinq trous, répondit en rigolant l’oncle.

Lars s’amusait de voir les réactions étonnées de son neveu à chacune de ses réponses.

— L’animal avait repéré ma technique et je dus feinter. Pensant qu’il n’y avait qu’un trou, l’animal se sentait hors de danger une fois celui-ci découvert. J’ai donc imaginé un piège sur ses habitudes alimentaires. Il commençait toujours par mes carottes, ensuite les courges et il terminait par le fenouil qui me paraissait être son légume préféré. J’ai donc creusé trois trous proches de chacun de ces légumes. Une fois qu’il eut découvert les deux premiers, il cessa de faire attention. Un lanceur automatique de flèche en direction des plans de fenouil termina de faire diversion. Une fois qu’il eut activé son bouclier pour se protéger, je bondis du dernier trou pour lui sectionner la carotide. Tout se passa en un éclair. Le blairant tomba raide sur son flanc, se souvint l’oncle en mimant la scène.

— Impressionnant … Et il y a encore des blairants dans la forêt ?

— Oui, une petite population. Ils sont accompagnés et protégés par le Dr Von Guten.

— Mais … Il y a quelqu’un d’autre dans cette région ? Je pensais que nous étions seuls !?

— Oui, mais on ne le voit jamais. C’est un des scientifiques de l’expédition de 2048 dont faisait partie de ta mère. Si j’ai bien compris, il a tellement été soufflé par la découverte des blairants qu’il a décidé de vivre avec eux.

— Mais … C’est n’importe quoi …

— Ha Ha Ha, peut-être pour toi. Il faut croire que pour certains chercheurs, c’est le but ultime de vivre dans ses découvertes…

— Et il est où exactement ?

— Je ne sais pas, je ne l’ai pas revu depuis des mois. Nous n’avions pas beaucoup de contacts. Il vivait plutôt à l’opposé du cirque, là-bas.

Lars montra la direction opposée de sa cabane. La pluie se calma. Les deux hommes profitèrent de ce répit pour poursuivre leur route. Peu de temps après, de petits cris étouffés parvinrent au duo.

— Chuuuut … C’est l’appel des jeunes blairants, dit Lars un ton plus bas.

L’exercice de chasser un tel animal, même très jeune, lui sembla compliqué pour Aatos. Mais au vu des progrès faits lors des derniers entraînements, il se dit que le jeune homme était prêt. Ils se dirigèrent donc en direction des cris, que Lars identifia comme des geignements de douleur. Une petite butte cachait l’horizon et Lars n’arrivait pas à distinguer d’où provenait le bleuement – le cri des blairants.

— C’est quoi ça ? chuchota Aatos à son oncle en montrant des sortes de flammèches sombres.

— Chuuut! fit l’oncle. Bien joué ! ajouta-t-il en chuchotant. C’est le haut de la carapace d’un blairant. Il est ici !

L’oncle s’avança à pas feutrés en direction de l’animal, oubliant de laisser chasser son neveu. Il arma son arc chemin faisant. Arrivé à quelques mètres, Lars bondit sur une branche pour prendre de la hauteur. À peine atterri, il sauta contre un autre arbre en contrebas pour surprendre l’animal. Le tout se passa en quelques secondes. Aatos était impressionné par la dextérité de son oncle centenaire. Au-dessus du jeune blairant, Lars se figea. L’animal d’une quarantaine de centimètres était coincé sous une grosse branche, blessé à la patte. Son regard était triste et résigné, il paraissait prêt à perdre sa vie. L’oncle se releva et appela son neveu.

— Pfff … C’est un petit blairant de quelques semaines. Il a dû tomber de cette hauteur.

Lars montra un sentier à quelques dizaines de mètres d’eux.

— Pour une première chasse, c’est dommage de prendre une proie sur laquelle il n’y a quasiment pas de viande. Je vais achever ses souffrances.

Aatos écoutait à moitié et ne répondit rien, tandis que son oncle bandait son arc.

— Éloigne-toi Aatos ! cria Lars alors qu’il était prêt à tirer.

— Attends, s’il te plaît.

Le jeune homme s’accroupit auprès de l’animal. Il le rassurait en le caressant.

— Lâche l’affaire gamin, il y en a d’autres, ajouta l’oncle.

— Aïe !

Le jeune garçon s’était fait mordre par le blairant. Il secoua sa main et la douleur aiguë le fit s’éloigner du petit animal. Cependant, il resta entre l’arc de son oncle et le blairant.

— Arrête tes bêtises et viens maintenant !

Le ton de l’oncle était rempli d’impatience. Aatos n’écoutait plus du tout. Il s’accroupit auprès du petit blairant blessé et se concentra. Un halo de lumière rouge sombre envahit le sous-bois. Il avait invoqué la gemme d’amour, amor.

— Aatos, ne fais pas ça !

Aatos n’écoutait plus son oncle. Alors qu’il désarma son arc, Lars observa la scène avec intérêt. Le garçon s’approcha du blairant. Son regard était concentré et ses muscles tendus. Il caressa l’animal blessé pour le calmer. Le blairant ne tremblait plus du tout. Aatos souleva ensuite la grosse branche qui blessait la patte de l’animal, malgré le fait qu’elle pesait très lourd pour le jeune homme. Lars fut lui-même surpris par cette prouesse. Le petit animal ainsi libéré ne manifesta aucun signe d’agressivité et resta immobile. Aatos approcha ses mains vers la blessure de l’animal et une forte chaleur s’en dégagea. La patte du blairant tremblait sous la chaleur du pouvoir de la gemme. Alors qu’une odeur de brulé se dégagea, la plaie se sutura, l’os brisé remis en place. Seul du sang séché et collé sur les poils du petit animal attestait d’une blessure passée. L’animal était guéri par les pouvoirs de la gemme d’amour, amor. En se relevant, il fit des petits bonds maladroits. Une sorte de danse incongrue de remerciements. Aatos se laissa choir en arrière alors qu’il était toujours accroupi. Le blairant lui sauta dessus pour lui lécher la joue. La scène avait duré moins de dix secondes.

— Ne bouge pas Aatos, intervint Lars.

L’oncle avait armé son arc une nouvelle fois. Le jeune garçon eut un mouvement de recul et se mit à quatre pattes sur le blairant, le protégeant ainsi d’une flèche remplie de poison.

— Lars, tu n’as pas le droit ! cria le garçon avec intensité.

Il réalisa que l’utilisation de la gemme d’amour, amor, venait de créer un lien d’attachement invisible, mais profond entre lui et le jeune animal.

— Ha bon et pourquoi ? Tu ignores quel goût formidable a cet animal. Préparé avec un bouquet de thym et de laurier, c’est divin. Allez, écarte-toi, ordonna le vieil homme.

Aatos ne bougea pas. Pourquoi veut-il le tuer à présent ? Il venait de dire qu’il n’y avait pas de viande sur ces petits animaux. Est-ce qu’il m’en veut de l’avoir soigné ?

— Non, il vient avec nous. Nous le ramenons à sa famille… Sinon je reste ici, rétorqua le garçon après une pause. Son oncle soupira.

— Ce n’est pas toi qui décides ! précisa Lars. Mais, je te l’accorde. Tu as mis en pratique ton savoir de gemmologue, te refuser cette faveur serait ingrat de ma part, dit-il en feignant de se laisser convaincre.

Lars savait que ce petit blairant les mènerait à d’autres proies plus intéressantes.

Je te laisse donc emmener ce jeune blairant auprès de sa famille. Mais on ne commence pas à sauver tous les animaux, mis en garde l’oncle.

Aatos réfréna un sourire de satisfaction.

— Oui, d’accord.

Wouah, je peux le garder ?! C’est énorme ça … Le trio reprit donc la route. Aatos et son oncle demandèrent donc le chemin de la famille du petit blairant – l’un pour le ramener auprès des siens, l’autre pour éviter de rentrer bredouille de la chasse.

 La carapace des blairants permet une communication sommaire avec d’autres animaux et avec les humains, déclara Lars à contrecœur.

En effet, le petit blairant mimait avec peine une flèche qui partait de son dos. Durant le trajet, ils essayèrent d’en savoir plus sur l’absence des animaux. Le blairant n’en savait rien. Du moins, c’était ce que Lars et Aatos en déduisirent à l’espèce de point d’interrogation formé par sa carapace. Le blairant marchait en collant Aatos. Il a peur de Lars … Puis, soudain, le petit animal s’agita. L’oncle tenta en vain de comprendre ce mouvement de recul. Aatos s’approcha pour rassurer l’animal.

— On dirait qu’il ne veut pas que nous nous dirigions vers cet endroit, dit Aatos.

— Déjà qu’il aurait dû finir en fricassée, il ne va pas maintenant choisir notre itinéraire !

— Mais s’il dit qu’il ne faut pas y aller !

— Tu en es sûr ? Non, bon… Cela fait plusieurs dizaines d’années que je vais dans cette forêt. Il n’y a aucun danger ! répondit l’oncle qui perdait patience.

— Eh bien, moi, je n’y vais pas. Ça a l’air dangereux, ajouta Aatos, une moue terrible sur le visage.

— Hahaha, tu préfères faire confiance à un animal trouvé sur le bord de la route plutôt qu’à moi ?! toisa l’oncle. Et bien ce sera ta première leçon, tiens, vu que tu veux faire le grand. Je continue sur notre itinéraire et toi tu suis cette bestiole.  Nous nous rejoindrons ici quand le soleil aura atteint cette falaise.

L’oncle montra les deux directions à son neveu.

— Si tu ne reviens pas avec une proie de ta chasse, plus jamais tu ne prendras d’initiative. Marché conclu ?

— Marché conclu ! répondit Aatos.

Lars exagère ! Cela ne lui paraissait pas compliqué à réaliser, même sans entraînement. Aatos se retourna tout enjoué et marcha dans la direction que le jeune blairant indiquait. Pour la première fois depuis sa renaissance, il se sentit libre. Son oncle était dur avec lui.

Aatos pensa vit à autre chose tant le blairant le faisait rire. Avec sa carapace malléable, dont l’oncle avait fait mention tout à l’heure, il imitait à présent Lars. En reproduisant à la perfection l’oncle fâché montrant du doigt la falaise, il avait trouvé un moyen de faire rire son compagnon. Cependant, après quelques instants de marche, le blairant manifesta à nouveau de l’agitation. L’animal émettait des grognements et des cris – des bleuements.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le garçon. Tu sens quelque chose ?

Le blairant reproduisit un triangle – un signal de danger – avec sa carapace.

— Où se trouve ta famille maintenant ? ajouta le garçon.

Le blairant lui indiqua la direction à suivre en créant une nouvelle flèche avec sa carapace.

— Alors, allons-y ! ordonna le jeune homme.

Aujourd’hui, Aatos obéissait à son instinct et à personne d’autre. De plus, il avait démontré à l’entraînement qu’il maîtrisait tous les mouvements enseignés par son oncle : saut, course, nage, escalade, techniques de combats, plus rien ne lui semblait avoir de secret. Suite à l’utilisation de la gemme d’amour, amor, il était à présent persuadé que son savoir de gemmologue était devenu grand : sa concentration optimale.

Aatos s’engagea donc dans les fourrées sans demander l’avis de son petit compagnon. Le blairant suivait tant bien que mal tout en grognant. L’atmosphère s’était assombrie. Ils se dirigeaient vers un grand étang en contrebas, une sorte de cratère dans le cratère. Une légère pente les y amenait. La végétation des sous-bois laissa place à une nature plus tropicale. La nature entourait à présent les deux compagnons. Ces feuilles vertes, ces fleurs et ces lianes, c’est très beau. Et cette fleur ! Si nous avions pris l’autre chemin, jamais je n’aurais pu admirer une pareille beauté ! Le petit blairant s’agitait de plus en plus. Le jeune garçon n’y faisait même plus attention. Ils avancèrent encore, pénétrant ainsi toujours plus au cœur de la forêt. Aatos tomba soudain à la renverse. L’animal aboya de manière franche. Encore sur le dos, il redressa son buste avec douleur. Aatos vit qu’il avait trébuché sur une sorte de racine. Celle-ci se mit à bouger. À présent assis, le garçon se frotta les yeux pour assurer sa vision. Ce …c’est la fatigue de l’entrainement et de la marche. Ce truc ne peut pas bouger … Il était certain que son esprit divaguait. Toutefois, en tournant la tête, il sut qu’il ne rêvait pas.

Un chat sauvage, grandiose, les toisait depuis une branche qui flirtait avec le sol. Il donnait l’impression d’avoir été réveillé, et son regard froid et malveillant donna des frissons au jeune garçon. Sa queue était la sorte de racine sur laquelle Aatos avait trébuché. Des craquements se firent alors entendre. Le blairant jappait craintivement. Il faut que je me relève, mais c’est comme … comme si mes muscles ne répondaient plus ! Calme … Je dois rester calme… Il aurait à présent aimé avoir Lars à ses côtés. Le garçon regrettait son impétuosité. La végétation bruissait tout autour de lui. Quatre animaux firent leur apparition de chaque côté : des chevaux de San Fratello dans leur robe baie et noirs. Leur regard était le même que celui du chat sauvage : possédé, mauvais, inquisiteur. Ils étaient une ouverture sur ce que pouvait être l’enfer. Aatos était toujours à terre lorsque le chat donna l’assaut.

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