L’épopée de Lars & Aatos

Chapitre 33

17 juin 2142 

— C’était quoi ce bruit ? dit Aatos en se réveillant.

— Hein… Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? demanda Lars, d’une voix endormie et ronchonne.

— Tu n’as pas entendu ? demanda à nouveau le jeune homme. Il y a eu comme une explosion dehors, précisa-t-il.

L’oncle ne semblait avoir rien entendu. Il sortit la tête de la toile puisqu’il était le plus proche.

— Tout le monde dehors ! Lève-toi ! Prends tes affaires, Aatos !

La voix endormie de l’oncle avait laissé la place à des salves d’ordres. Une coulée de lave, de quatre mètres de haut et d’une centaine de mètres de large dégueulait d’El Rugido. Les trois comparses se trouvaient encore à bonne distance de ce tsunami gris-noir aux coulures rougies qui avançait à la vitesse du pas. Ils eurent le temps de prendre leurs sacs, mais pas de défaire le campement.

— C’est bon, tu as tout ?

Aatos acquiesça de la tête, son compagnon sur l’épaule. Des effluves de bois calciné s’élevaient dans les aires. La lave serpentait à une centaine de mètres d’eux. Lorsque Lars se mit à marcher en parallèle de la coulée, Aatos se manifesta :

— Pourquoi nous ne revenons simplement pas en arrière ? On pourra contourner le volcan plus bas. Tu avais dit que nous avions de l’avance sur ce que tu avais planifié.

— Ignis !

— Quoi ?

— Ignis, p***** ! Le signalement sur mon radar est si gros, que cela ne peut pas être autre chose ! C’est la gemme ultime de feu ! On contourne cette coulée et on fonce sur El Rugido.

— Mais …

— Si tu veux revoir tes parents, nous devons récupérer Ignis !

Revoir mes parents …

 

Une bombe tomba à une dizaine de mètres d’eux. Il n’y avait plus de temps à perdre.

— Viens Aatos ! La gemme peut être engloutie par les flots de lave à tous moments.

Aatos courut vers son oncle avec son gros sac à dos.

— Tu vas devoir utiliser ta nouvelle gemme de vent, ventus. Ce sera notre moyen le plus sûr de traverser cette coulée et de débuter l’ascension sur cette face qui est protégée.

Lars, tout en expliquant son plan, montrait la face sud-ouest d’El Rugido qui était bien moins élevée que les autres côtés du volcan.

— Mais… mais je ne sais pas encore l’utiliser ! déclara Aatos.

— Il faut faire un bond de quinze mètres environ. Tu t’aideras de ta gemme de plume pour ajuster la trajectoire du vol. Je t’aiderai aussi. Wali sera dans mes bras et il t’enveloppera de sa carapace afin que nous formions un bloc unique. Il n’y a rien à craindre.

La lave avançait toujours et elle se trouvait maintenant à une cinquantaine de mètres du groupe.

— Nous devons y aller, déclara l’oncle.

Ils avancèrent encore un peu plus en direction de la coulée. La chaleur était insupportable. Les odeurs d’herbe grillée emplissaient les narines de Aatos. Lorsqu’ils ne purent plus avancer, il se concentra. Wali passa sa carapace sous les bras de son compagnon. Lars, l’animal contre son thorax, s’accrocha au dos de son neveu d’une main sur l’épaule droite. Il était ceinturé par la carapace de Wali. À eux trois, il formait un bloc vivant.

— Concentration, énergie et respiration, rappela Lars à son neveu, plus pour le rassurer que lui remémorer la base de l’activation d’une gemme.

Aatos activa Ventus. Le groupe décolla de manière brutale. En quelques secondes, ils étaient à plus de trente mètres d’altitude. Lars serra l’épaule de son neveu. Aatos se sentait rassuré et semoncé en même temps. En quelques secondes, ils survolèrent le torrent de lave en slalomant à travers les volutes de soufres. À chaque courant de chaleur, Lars ajustait la trajectoire de vol avec sa gemme de plume. Sous leurs pieds, quelque cinquante mètres plus bas environ, la coulée avait atteint leur campement. De l’autre côté de la coulée, la zone d’atterrissage. Aatos amorça une descente. Il resta concentré jusqu’à la dernière seconde. Ils atterrirent cent mètres plus loin que prévu, au pied du volcan, dans un champ de pierres poreuses et rugueuses.

— Bien joué, s’exclama Lars en foulant la terre ferme.

Cette félicitation fit du bien à Aatos. Son oncle était avare en compliments ce qui les rendait précieux.

— Merci, sourit Aatos.

— Pas le temps de discuter, une puissante gemme nous attend là-haut !

Ils partirent à l’assaut du volcan. La pente était bien moins abrupte que les parois des montagnes Pâles. Un sillon menait dans le cratère d’El Rugido. Aatos avait l’impression d’emprunter le chemin d’une vallée noircie par le feu. Une fine poussière s’élevait à chacun de leur pas. La chaleur était toujours plus présente. L’odeur de soufre se mêlait à celle de la roche chauffée à vif. La visibilité était mauvaise. Une folie d’aller dans ce volcan ! Mais si c’est le seul moyen de revoir ma mère, je n’ai pas le choix, je dois être fort … Lars courait devant lui de façon avide en direction du sommet du cratère bouillonnant. Aatos suivait son oncle avec peine. Lars ne présentait plus de signe de fatigue lorsqu’il se faufilait, au pas de charge, dans le cratère du volcan. C’est la première fois que je le vois se réjouir de cette façon. Il aime vraiment la chasse aux gemmes !

— Aatos, dépêche-toi ! cria, extatique, l’oncle.

Le garçon courrait toujours sur le flanc du volcan, épuisé par la chaleur. Après quelques dizaines de minutes de marche, de grands murs aux aspérités noirâtres enclavaient les trois compagnons. Ils arrivaient au centre du volcan par la partie la plus accessible. Wali s’accrochait toujours à l’épaule de Aatos et guettait le ciel voilé par les fumées du volcan. Lars disparut du champ de vision au détour du dédale de roches calcinées. Aatos ne tarda pas à retrouver son oncle.

— Whoua ! dit surpris Aatos en arrivant aux côtés de son oncle, sur une sorte de balcon, au cœur de la montagne de feu.

Un bassin bouillonnant de lave se trouvait en contre bas. Parsemé de rochers, le bain de feu était traversé par des vagues tumultueuses de lave. Des flammèches dansaient au fond du cratère. Tandis que des fumerolles de soufres et d’autres gaz grimpaient le long des falaises noires qui ceignaient le cratère.

— Allons récupérer Ignis ! déclara Lars.

Aatos le regardait pour déceler si son oncle plaisantait. Mais le sérieux envahissait son visage.

— Euh… Mais… Mais, tu veux aller où ? demanda Aatos, circonspect.

— Mais au centre B*****, là, sur cet îlot. C’est là que se trouve Ignis selon mon radar, répondit l’oncle.

Bon, d’accord, il n’est pas là pour plaisanter, c’est un dingue … Aatos déglutit avec difficulté son appréhension.

— Ça se passera très bien, tenta de rassurer Lars.

Lars se mit à chercher au fond de son sac. Aatos recula d’un pas, pour laisser de la place à son oncle. Il trébucha sur un rocher aux callosités rêches. Haaa … Alors que Aatos se retrouvait les fesse parterre, dans la poussière de lave, l’oncle sortit le morceau taillé de bambou fournit par Édouard : une flûte, recourbée à l’extrémité inférieure. Un instrument travaillé, solide et très fin.

— C’est un shakuhachi, déclara d’emblée Lars.

L’oncle rigola de manière franche, fit quelques notes avec la flûte japonaise pour s’échauffer et déclara :

— Voici mon plan : Wali, tu seras le héros de cette scène et j’en serai le musicien. À nous deux, nous récupérerons la gemme qui se trouve à l’intérieur du volcan. J’ai besoin d’un funambule. Tu devras être l’acrobate du feu, suspendu au-dessus des flots de lave. Le rythme de ma musique te guidera.

Le petit animal regarda Aatos avec un regard d’incompréhension. L’oncle joua quelques notes avec sa flûte. Son regard s’emplit d’une profonde concentration, semblable à celle de la bataille avec l’entité du vent sur le flanc de la montagne. Il a activé une de ses gemmes… Le rocher sur lequel Aatos avait trébuché s’illumina au son de la flûte. Bercée par les notes, la surface de la roche alentour réagit à la mélodie improvisée par l’oncle. Par réflexe, Aatos, toujours à terre, eu un mouvement de recul avec ses jambes. Mais qu’est-ce que c’est ? … Alors que l’oncle s’approchait encore un peu plus au bord du surplomb, Wali aidait son compagnon à se relever à l’aide de sa carapace. Lars souffla franchement dans son instrument. La roche alentour s’illumina au son de l’instrument. Une partie du cratère se para de ses plus beaux attributs ; des lumières scintillaient çà et là. Une aura quasi mystique s’empara du volcan à mesure que l’oncle laissait s’envoler une mélodie envoutante. Des tâches bleues et vertes, certaines teintes oscillaient même entre le turquoise et l’agate. El Rugido s’éclaira d’une lueur océanique. C’est surréaliste… Au fur et à mesure que l’oncle déployait toute la puissance sonore de son instrument, le volcan réagissait à la manière d’un être vivant, flatté, dompté par le son. Après une première courte envolée lyrique, l’oncle s’arrêta. Le volcan perdit ses nouvelles teintes, par gradation, jusqu’au retour à ses fulgurances rouge braise. Aatos et Wali restèrent bouche bée, hypnotisés par la magnificence et la mécompréhension d’un phénomène qui les dépassait.

— J’en ai des frissons, témoigna l’oncle, s’adressant à ses deux comparses. Ces bactéries sont impressionnantes et réagissent de manière différente à celles des falaises du cratère. Je n’avais jamais observé ces nuances de vert lorsque le rythme changeait, c’est sensationnel, ajouta l’oncle qui paraissait satisfait de cet échauffement prometteur.

— Mais… comment as-tu fait cela ? demanda Aatos, décontenancé par les déclarations de son oncle.

— Je n’ai rien fait, ce sont les bactéries, expliqua l’oncle. Il y a longtemps, à force d’entraînement, j’ai acquis une gemme de musique. Puis, j’ai appris à jouer de la shakuhachi pour sa sonorité unique. Un jour, alors que je me promenais proche des parois rocheuses du cratère en jouant, j’ai marché sur un caillou et je me suis blessé la plante du pied. Pour éviter l’infection, j’ai activé ma gemme bactériologique. Les effets de cette activation ne s’étaient pas dissipés lorsque je repris la flûte. C’est à ce moment que j’ai découvert que la musique faisait réagir ces organismes logés dans les aspérités de la roche. Chacun possède sa couleur et son rythme, c’est fascinant. Des bactéries extrêmophiles vivent parfois dans les volcans. Bien que je n’aie toujours pas trouvé d’explication scientifique plausible à cela, je m’octroie de temps en temps un concerto vivant, termina d’expliquer l’oncle.

Aatos et Wali écoutaient les explications comme deux bons élèves, dépassés et fascinés en même temps.

— Et comment cela nous aidera à récupérer la gemme au centre ? demanda le garçon.

— Et bien, c’est simple : à chaque zone illuminée se trouvent des bactéries. Bien qu’habituées à des chaleurs extrêmes, elles ne survivent pas au contact de la lave. Ces zones illuminées sont donc sans danger et peuvent être utilisées comme prises sûres. Lorsque j’ai vu le cratère du volcan parsemé de roche, je me suis dit que cela valait la peine de tenter de reproduire le phénomène de résonance bactériologique pour faire apparaitre le chemin vers Ignis. Un chemin que seul un funambule peut emprunter.

Lars s’adressa à Wali :

— En métamorphosant ta carapace, tu peux créer des échasses et enjamber de façon sûre l’intérieur du cratère. Ma musique sera ton rythme et les bactéries, tes guides. Tu seras le funambule de feu, conclut l’oncle.

Un court silence s’interposa dans le groupe. Il a perdu la raison ? Ou bien il veut se débarrasser de Wali ? Non, impossible, ils semblent avoir fait la paix … Mais la lueur dans les yeux de son oncle ne le trompait pas ; il était sincère et sérieux. Après avoir échangé un regard avec Aatos qui approuvait à contrecœur l’idée de Lars, le petit animal testa différents types d’échasses. Je suis désolé Wali, c’est le seul moyen de revoir ma mère …

— Voilà, comme ça ! s’exclama l’oncle à la vue de la carapace métamorphosée.

Après plusieurs essais, Lars avait porté son choix sur une position d’échassier-tripède : deux longues échasses à l’avant d’une dizaine de mètres et une échasse arrière plus courte. Le petit animal donnait l’impression de voler à la verticale ; Wali maîtrisait ses nouveaux attributs.

Lars se mit à jouer de la shakuhachi. La mélodie débuta sur un Largo envoûtant. Les bactéries vibrèrent de couleur grâce au son. Un vert profond et vivant aviva les entrailles d’El Rugido. C’était une gigantesque ampoule émeraude au foyer rougeoyant. Si le danger n’était pas réel, Aatos se serait baigné dans tant de beauté. Wali était prêt à enjamber les torrents de magma pour atteindre l’îlot. L’oncle avait le regard de celui qui était dédié à sa tâche ; l’œil de l’artisan concentré. La pupille dégainée prête à traquer n’importe quelle erreur. Son introduction terminée, Lars augmenta le rythme. Lento. Wali s’élança sur la pente recouverte de cendres volcaniques. Il surnageait au milieu de teintes jades et opaline. Aatos regardait son compagnon esquiver les roches. Ses échasses étaient devenues une extension naturelle. La chaleur doit être insupportable… Le petit funambule utilisait les restes de carapace à disposition pour former une protection thermique. Le soufre et les gaz n’étaient plus la difficulté principale à ce moment-là. L’oncle augmenta encore le rythme. Moderato. Les bactéries se voilèrent d’une teinte aigue-marine aux reflets cyan et même turquoise. Une mer paradisiaque au cœur de feu se dévoila sous les yeux ébahis de Aatos. Maintenant à l’aise avec la gestion de ses trois pattes, Wali pris de l’assurance. Il augmenta lui aussi le rythme. Sa carapace thermique peine à le protéger.Les traces de bactéries se raréfiaient au fond du cratère. Les teintes bleutées éparses l’obligeaient au premier grand écart périlleux. Lars augmenta encore le rythme pour atteindre la couleur complémentaire de cette fusion de roche orangée. Allegro. Wali trottait et sautait même de roches en poches bactériologiques. Ça devient trop compliqué …

— Waliiii revient !

Lars, tout en continuant de jouer, regarda avec remontrance son neveu. L’îlot se trouvait à présent à quelques mètres de Wali. Deux poches bleu roi étaient présentes avant d’atteindre le rocher convoité qui tournait azur. Les sonorités de l’instrument retentissaient au tréfonds du cratère. Lars accentua le rythme. Presto. Il va se tuer … Pourquoi Lars parait si confiant ? Des éclats de lave frôlaient Wali. Aatos retenait son souffle. Des volutes soufrées se cognaient contre les parois cendrées. En un dernier saut, le petit animal était sur l’îlot. Aatos expira. Lars conserva ce rythme qui faisait vibrer la roche d’un bleu outre-mer : un podium Yves Klein sous les échasses d’un Wali sous adrénaline. Le petit animal s’abaissa pour ramasser l’objet de leur convoitise : il décrocha la petite pierre de la roche de l’îlot. Puis, d’un coup de reins, il se retourna, échasses déployées au maximum, sa carapace déployée, prête pour la remontée.

Un tremblement sourd débuta. Le volcan réagissait : il s’était fait enlever son cœur. Wali détala sous un rythme à bout de souffle de la shakuhachi. Prestissimo. Une vague de lave s’éleva quelques mètres derrière Wali. Aatos ferma les yeux. Il ne voulait pas assister à la fin de son compagnon. La vague s’abattit sur l’îlot. Des éclats orangés remontèrent le long de la pente. Le cratère était à présent bleu marine au cœur tigré. Lars ne lâchait rien. Il était rouge vif. À bout de souffle. Aatos criait.

— Waliiiii ! Waliiiii ! Le jeune homme, à la voix déchirée, braillait de toutes ses cordes vocales.

Le volcan se calma. Tout redevint silencieux.

L’oncle entama un descrecendo rapide.

Rallentando.

Presto.

Allegro.

Moderato.

Adagio.

Largo.

Senza tempo.

Tout redevint sombre.

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