L’épopée de Lars & Aatos

Chapitre 29

12 décembre 2042 

— Mesdames, Messieurs les Généraux, je vous annonce Madame la Directrice.

Doja entra dans la salle des commandes par le sas sécurisé. Toujours vêtue d’un tailleur impeccable, son fond de teint cachait la fatigue du petit matin. Anne suivait Doja en multipliant les petits pas. Il était 5h30 à Mons, en Belgique. C’était depuis le sous-sol du grand quartier général des puissances alliées en Europe (SHAPE) que les généraux avaient décidé de démarrer la mission DRONE.

— Restez assis, je vous en prie.

Les généraux à moitié levés se ressayèrent. La table ovale en bois laqué sombre accueillait les autres chefs militaires de chaque zone. Doja prit place au bout de la table, aux côtés du général Campbell. Un soldat dirigea Anne vers une petite table au coin de la salle. Des écrans accrochés au mur faisaient face à Doja et au général Campbell au fond de la salle. Ils affichaient en continu différentes villes et leurs statistiques.

— Nous venons de terminer notre rapport de coordination. Les drones sont prêts à être déployés.

— Avez-vous rencontré des problèmes avec les émeutes liées à l’annonce du 1er décembre ?

— Oui. Mais nous maitrisons la situation.

— Bien. Faites-moi appeler le Professeur Faltings.

Un écran de la salle affichait le nombre de personnes décédées depuis le début du chargement des données dans la DEM. Le compteur dépassait les dix mille personnes dans les plus grandes villes.

Le prof. Faltings fit son entrée dans la salle à son tour. Il était visiblement impressionné par les protagonistes de la réunion. Le général Campbell lui fit signe de prendre place aux côtés de la générale Kebede. Le professeur avança vers son siège la tête basse, le regard hagard. Sa chemise blanche, ses lunettes dorées et sa calvitie naissante tranchaient avec les uniformes des généraux et le tailleur de la directrice.

— Professeur Faltings, bienvenue parmi nous. Nous avons besoin de votre dernier rapport pour déployer les drones.

— Oui …

Le professeur se leva.

— Nous avons officiellement chargé toutes les données de l’humanité sur nos serveurs à une heure ce matin. Les traces numériques des citoyens – adresse, âge, états civils, notamment ; des employés – résultat des entretiens annuels, interaction avec intranet, contenu des boites e-mail, entre autres ; des utilisateurs de chaque plateforme numérique et des constructeurs d’objets connectés – des constructeurs de mobiles en ligne de mire ; nous a permis d’animer la DEM. Un autre monde a été créé en ce 12 décembre 2042.

Le professeur Faltings suait et tremblait. Son comportement laissait penser qu’il était très nerveux.

— Bien. Combien reste-t-il de personnes incomplètes ?

— 723’087 personnes ont été impossibles à virtualiser. Avec moins de 30% de leurs données sur nos serveurs ou des données incohérentes, il nous est impossible de les virtualiser.

— Comment avez-vous généré les pourcentages manquant chez chacun ? interrompit le général Ribeiro, avec son accent portugais.

Le Prof. Faltings se tourna en direction du général de la zone d’Amérique du Sud et mit ses lunettes sur le haut de son crâne.

— Nous avons complété les vides par des données standards… Cela a pour conséquence que certains virtualisés se ressembleront, mais ils seront tout à fait viables une fois reconstituer dans la DEM.

— Merci Prof. Faltings.

La directrice racla sa gorge avec instance. Les visages se retournèrent vers elle.

— Bien. Merci pour votre question, général Ribeiro. Avant de venir ici, j’ai reçu un rapport de notre département des recensements. 64.5% de personnes sont prêtes à entrer dans la DEM de leur plein gré. Malgré le peu de temps que nous avions à disposition, notre campagne de propagande semble porter ses fruits. Il faut dire que l’annonce du déploiement des drones a aidé, Ha Ha Ha Ha

Le rire de la directrice résonnait dans la salle de commande. Les généraux restèrent impassibles. Seuls le Prof. Faltings et Anne laissaient entrevoir des émotions : l’un se contenait, tandis que l’autre laissait transparaitre son excitation à la remarque de Doja.

— Bien. Si vous avez pu terminer votre rapport de coordination, général Campbell, j’imagine que cela veut dire que les bracelets de vie ont tous été distribués.

— Négatif. 12.2% n’ont pas pu être distribué.

— Et comment cela se fait-il ?

Doja fronça les sourcils. Le général ne se laissa pas impressionner.

— Des personnes absentes de tous registres, certains handicapés mentaux ou encore des résistants à l’idée d’avoir le droit de percevoir un bracelet ne sont pas venus s’équiper.

— Et donc, général, vous m’ordonnez l’assassinat d’innocents sans moyen de pouvoir les virtualiser.

— Affirmatif. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour parvenir à compléter la mission.

La directrice se leva et jeta le verre d’eau posé devant elle au centre de la table. L’eau se répandit sur les dossiers du général Murakami. Le général japonais resta placide.

— Non ! … Vous n’avez pas tout fait ! Prêt de 90’000 innocents périront par votre incompétence ! Vous croyez quoi ? Que je suis une dictatrice qui affectionne les génocides ?

— Négat …

— Je ne vous ai pas autorisé à prendre la parole !

Le général Campbell se contint. Il toucha les boutons de son uniforme au niveau du poignet droit. Ses épaules s’affaissèrent. C’était les deux seuls signes observables de sa perte de contrôle sur lui-même. Doja, toujours debout, agitait les bras avec emphase. Son chignon ne bougea pas.

— Général Campbell… Est-ce que vous pensez vraiment que je suis une tueuse sans cœur ? Une mère sanguinaire. La directrice d’une machinerie, d’un système, qui poursuit le but de détruire l’humanité ?

La directrice marqua un temps de pause. Son ton avait changé. Elle parlait à présent avec une fois plus posée. Le général Campbell resta impassible, il suivait l’ordre que lui avait donné Doja : il ne répondit pas, malgré la question.

— Lorsque j’ai été nommée à la tête du projet DEM, j’ai tout sacrifié dans le but de sauver l’humanité. J’aimais cette idée de pouvoir virtualiser l’humanité pour la conserver. Du moment qu’elle ne se rend pas compte de la manœuvre, ce n’est plus un crime. Surtout qu’aucune autre solution n’était possible. Observez vous-même.

Doja montrait les écrans : différentes scènes de pillage étaient filmées en direct à travers le monde. Des émeutes, des incendies. Lorsqu’un pays n’avait pas sombré dans une guerre civile, cela signifiait que c’était une simple question de temps.

— Dès lors, quand vous m’annoncez, Général Campbell, que près de 90’000 personnes seront assassinées par les drones sans copie de leurs données dans la DEM, alors OUI ! OUI, VOUS AVEZ FAILLI À VOTRE MISSION !

La directrice laissa toute sa tension accumulée s’écouler. Elle criait avec ferveur sur le général Campbell tout en toisant les autres chefs militaires. Toujours debout, elle posa les mains sur la table. Sa respiration haletante, son teint rouge et ses yeux aux bords des larmes donnaient le sentiment qu’elle pouvait se muer en un animal féroce. Le silence s’installa autour de la table ovale. Doja reprit place. Le général Campbell resta médusé par la violence du blâme. Le prof. Faltings regardait le sol, le regard abattu. Il tremblait.

— Est-ce que je mets le compte exact de décès lié aux erreurs des généraux – 88’216 morts – dans le procès-verbal ? demanda soudain Anne de sa voix zélée.

— Oui, oui …

— Nooon ! NON ! NON ! VOUS METTEZ L’HUMANITÉ ENTIÈRE !

Le Prof. Faltings s’était levé. À bout de nerfs, il avait craqué. La ligne franchie, le point de non-retour avait été atteint.

— JE REFUSE QUE VOUS ANÉANTISSIEZ L’HUMANITÉ SOUS DES PRÉTEXTES FALLACIEUX … han … han … Il y avait d’autres solutions … ! La virtualité n’est pas la vie ! Vous commanditez l’assassinat de l’humanité dans son entier !

Le prof. Falting saisit un stylo. Il l’empoigna comme un couteau et courut en direction de la directrice.

— Appelez la sécurité !

Alors que Doja s’était levée pour esquiver l’attaque, le général Azarov intercepta le professeur. Des soldats pénétrèrent dans la salle de commande. Ils neutralisèrent le scientifique en charge du développement de la DEM.

— Lâchez-moi ! Lâchez-m … Mmmmhh mmhhh, 

Un des soldats avait posé un bâillon au professeur.

— Sortez-le !

Doja se dirigeait vers sa place alors que les soldats sortaient le Prof. Faltings en le trainant par les épaules. Lorsque le calme revint dans la salle, la directrice reprit la parole :

— Je vous prie d’excuser le prof. Faltings. Il est sensible.

La directrice se rassit. Il était à présent 5h50 lorsqu’elle regarda sa montre.

— Dans 10 minutes, nous lancerons les premiers drones. Nous n’avons plus le choix. Une minute de silence sera ordonnée pour les victimes collatérales inévitables… Général Campbell, pouvez-vous me confirmer que tout est prêt pour mes instructions soient transmises dans toutes les zones ?

— Affirmatif !

— Bien. Je veux que vous fassiez décoller les drones à l’heure prévue : 6h00.

— Compris !

— La séance est levée.

Les généraux se levèrent, saluèrent et sortirent de la salle. Doja regardait les écrans sans fixer la diffusion de leurs images d’insurrection généralisées. Elle était épuisée.

— Nous … Nous avons fait le bon choix.

Elle fit un signe de prière et se laissa tomber dans son siège. Anne qui la regardait s’éclaircit la gorge pour attirer l’attention de sa supérieure.

— Je mets quoi comme conclusion au procès-verbal du jour ?

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