L’épopée de Lars & Aatos

Chapitre 27

15 juin 2142

Au petit matin, tous se réveillèrent dans une atmosphère moite. Une couche collante de poussière, de transpiration et d’humidité recouvrait les parties visibles de leurs corps.

— Nous partons de ce cloaque dans quelques minutes !

— Wali, viens, nous sortons.

Le petit animal monta sur l’épaule d’Aatos. Les rapaces s’étaient déjà envolés en direction de la sortie. Lars suivait avec son matériel sur le dos. Sa coiffure ébouriffée de la nuit sur la tête, il avait des poches sous les yeux. La nuit semblait l’avoir atteint. Ses tremblements n’étaient plus visibles, mais son neveu pouvait les deviner. C’est comme s’il y avait un malaise entre nous. À peine j’en sais plus sur lui qu’il remet une distance entre nous.

Aatos s’était levé au milieu de la nuit pour respirer de l’air pur. De puissants foehns dévalaient le flanc de la montagne, remplaçant un fort blizzard. Le récit de Lars l’avait touché et marqué. Il comprenait à présent sa raison profonde de pénétrer à l’intérieur de la DEM.

Je suis son seul espoir de revoir Liv.

Cette pensée avait ravivé des questionnements en lui.

Au final, qui suis-je ? Un enfant né dans un arbre. Lars m’a dit que j’avais quatorze ans lorsque j’ai été intégré dans la DEM. Mais si je suis dans la DEM, pourquoi je suis ici ? J’accompagne Lars, car je pense qu’il est mon oncle. Au moins, je sais qu’il ne me veut pas de mal. Mais est-il vraiment mon oncle ? Pourquoi ne me parle-t-il jamais de mon passé ? Est-ce qu’il veut me cacher quelque chose ou au contraire me préserver ? Et si c’était au final une imposture. Il n’est pas mon oncle et, donc, ne connait pas mon passé.

Lorsqu’il était rentré dans la grotte pour se recoucher, un reflet lunaire éclairait la cage. Aatos avait été surpris de discerner une vieille carte à jouer dans la main droite de son oncle. Il la serrait comme si toute sa vie en dépendait.

— Mangez quelque chose et nous continuons notre ascension, dit Lars avec toujours autant de distance.

— Dis-moi Lars, cette nuit j’ai remarqué que tu tenais un vieux bout de carton dans ta main, c’est quoi ?

— Un as de cœur. Et l’heure des confidences est terminée.

— Bien sûr ! Tu dois me dire ! Je suis ton seul espoir de revoir Liv, hein, c’est juste ?

Aatos avait la mine de celui qui est dans son bon droit.

— Oui. Mais cela ne te donne pas de droits supplémentaires, répondit l’oncle très calme. Et tu as intérêt à ne pas essayer de me faire chanter. Tu as autant besoin de moi que j’ai besoin de toi. Et crois-moi, cela ne me fait pas plaisir, termina-t-il sur un ton plus autoritaire.

Il a raison… J’ai été bête de le brusquer. Ça a dû être dur pour lui de m’en dire plus, et voilà que j’insiste. Pourquoi j’agis ainsi ? Qu’est-ce qui ne va pas avec moi au juste ? …

— Aujourd’hui, nous escaladons la partie supérieure avant le plateau de l’Alta. Cette partie est formée d’un amas de stalagmites gigantesque. Ces concrétions atteignent plus de cent mètres par endroit et le pic culminant s’appelle le doigt ; son altitude est de cent-soixante mètres. La marche n’est pas compliquée : une pente d’une quinzaine de degrés pour parvenir, après sept kilomètres, à une paroi de cinquante mètres à escalader, avant d’arriver au plateau de l’Alta. Le danger principal réside dans les éboulements fréquents au creux des concrétions.

Aatos écoutait avec attention, Wali sur son épaule droite. Les rapaces, toujours aussi impassibles, restaient en arrière.

— Nous arriverons en haut avant la nuit ?

 Il est prévu d’arriver au sommet dans le milieu de l’après-midi. Nous aurons encore le temps d’avancer en direction du volcan et établir un nouveau campement à mi-chemin.

— Trop bien !

Le sourire du vieux chasseur en disait long sur sa pensée. À partir de maintenant, je ne vais plus l’embêter, je vois que ça l’aide aussi. L’enthousiasme feint de Aatos avait des répercussions positives sur Lars. L’oncle envoya les rapaces en reconnaissance. Pendant ce temps-là, ils terminèrent de s’équiper. Le matériel harnaché sur leurs épaules, ils partirent.

— Parfait, nous levons le camp, ordonna l’oncle en voyant revenir les rapaces.

Alors qu’il marchait déjà en direction de la partie supérieure, l’autruche courrait à leur trousse en agitant ses trois têtes.

— Je crois qu’elle essaie de te dire quelque chose, dit Aatos en rigolant.

— Plutôt à toi, c’est toi qui as dormi avec la m**** d’un de ces amis dans les cheveux.

Aatos passa sa main dans ses cheveux. Eurk …

— Mais c’est dégueulasse ! Pourquoi tu ne l’as pas dit plutôt ?

— J’attendais le bon moment.

Lars rigola et reprit son sérieux après cette déclaration lacunaire. Il fit un signe de la main à l’autruche. Le bras levé vers le ciel, il paraissait lui ordonner de rester à sa place et de ne pas les suivre. L’autruche se figea et baissa ses trois têtes. De loin, on aurait dit trois longs vers roses grouillants sur un amas de plumes. Le groupe reprit sa route ensuite.

— Wouha, tu communiques avec les animaux alors ?

— Déconne pas Aatos, j’ai levé la main en signe d’autorité …

— Mais pourquoi elle n’a pas continué à avancer alors ?

— J’en ai f********* aucune idée, t’as de ces questions ! Si ça se trouve, une des têtes a repéré quelque chose à picorer …

Après une marche de moins d’un kilomètre sur un sillon à même le flanc de la montagne, ils se réunirent au pied de la première stalagmite. Lars sortit une peau de son sac. L’oncle avait dans sa main droite une sorte de stylet pour marquer le cuir. Avec beaucoup de concentration, il traça de mémoire leur itinéraire. À chaque intersection, Lars prenait soin d’écouter les cris des rapaces :  ceux-ci signalaient des points d’éboulements potentiels qu’ils avaient repérés lors du survol. Cependant, la difficulté résidait dans la prévision des chemins d’écoulement des débris.

— Tu vois Aatos, il est facile de prédire avec plus ou moins de précisions les points d’impact des différentes coulées grâce à Quan et Rocky. Cependant, la difficulté réside dans la prévision des chemins d’écoulement des débris. Il est impossible de prendre en compte dans l’équation la charge et la hauteur de chute des pierres, la largeur des couloirs et la pente : nous n’avons pas ces données.

— Mais nous ferons comment pour traverser cette partie, alors ?

 Cette carte nous aidera à nous guider au travers de cette forêt de roche. Mais il y a toujours un risque d’éboulement. Je propose que Wali nous protège avec sa carapace. Et si ça devient vraiment trop compliqué, nous utiliserons nos gemmes, pluma en premier lieu.

— Bon …

Aatos n’était pas très rassuré. Mais si en début d’après-midi nous sommes en haut, cela veut dire que nous serons en danger pas trop longtemps. Et Lars sait ce qu’il fait.

— Nous débutons par ce couloir-ci, dit Lars en montrant du doigt une ouverture entre deux concrétions voisines.

Le foehn était retombé et la direction du vent s’était inversée. Les rapaces étaient repartis dans les airs pour avertir le petit groupe en cas d’éboulement. Le vent soufflait maintenant dans leur dos de façon légère, accompagné d’une fine pluie. Après deux kilomètres, les rapaces signalèrent par leurs cris des affaissements rocheux. Aatos et Lars voyaient en effet des pierres en équilibre sur le sommet d’une stalagmite. Les échos des fracas se firent entendre quelques instants après. La carte de l’oncle fut suffisante pour le coup ; l’écoulement s’arrêta à quelques mètres de leur couloir. Aatos éprouva un nouvel instant de fierté d’être le neveu de Lars. Sa capacité à gérer un environnement hostile l’étonnait et le poussait à l’admiration.

Alors qu’il ne restait plus que deux kilomètres à parcourir selon Lars, le libeccio se souleva.

— Ça va péter, B***** ! Regarde les nuages lenticulaires, ils sont gigantesques ! Tous à l’abri, vite !

— Mais … Où ?

— Aatos ! On n’a pas le temps, viens !

L’oncle pris Aatos par la main. Il l’amena contre la paroi d’une stalagmite. Wali s’accrocha à son compagnon. Ses griffes entraient presque dans la peau de l’épaule de Aatos. Les bruits des éboulements annonçaient un pilonnage imminent. Le vent retomba. Une fois cet épisode passé, ils s’empressèrent de reprendre la route depuis leur cache improvisée. Les vautours, Quan et Rocky, virevoltaient avec grâce dans les airs ; le violent libeccio du sud-ouest les avait obligés à prendre de la hauteur.

— Fiouuuuuuu … Rocky, Quan !

Deux doigts dans la bouche, Lars ordonna au rapace de revenir vers lui en sifflant. Les deux vautours piquèrent en direction du groupe. Ils atterrirent quelques mètres plus haut, dans une gorge plus large, entre deux stalagmites qui dépassaient les soixante mètres. À peine avaient-ils touché terre, qu’une puissante bourrasque vint balafrer l’air, entre les concrétions. Haaaaaa … Le groupe fut emporté avec les rapaces au cœur de la forêt de stalagmites. Ils se cognèrent aux parois rugueuses orangées. Secoués, griffés, des plumes en moins, ils reprirent leurs esprits à découvert.

— Tout … tout le monde va bien ?

— Mon poignet … Mon poignet me fait mal, dit Aatos en tenant son poignet endolori avec sa main gauche.

— C’est rien, c’est rien, dit Lars qui se relevait en époussetant ses habits de la poussière ocre accumulée entre les plis.

Ce n’est pas lui qui a mal … Le groupe avait été projeté à une intersection où, selon le plan de Lars, un éboulement pouvait survenir à tout moment. Quan et Rocky battaient des ailes pour se défaire eux aussi de cette lourde poussière logée dans les interstices de leurs ailes. Puis, un grondement se fit entendre. Des pierres se détachèrent de stalagmites en amont. Un éboulement leur arrivait dessus.

— Dégagez ! Dégagez ! cria Lars en s’époumonant.

Wali sorti sa carapace pour protéger le groupe de l’arrivée des pierres.

— Ça ne sert à rien ! cria l’oncle à nouveau.

Lars avait affirmé à Aatos avoir étudié toutes les spécificités de cette carapace malléable avant de pouvoir défaire l’oncle de Wali. De plus, les capacités du petit animal étaient limitées par son âge.

— À couvert, une réplique !

Une nouvelle bourrasque, encore plus puissante, survint – dans le sens contraire de l’éboulement. Tel un nuage chargé de poussière, ce vent du sud suppurait de tous les couloirs. Encore … Encore du vent ! Allez, vite, faut que je nous sorte de là pour une fois …

— Attendez, j’ai une idée !

Lars avait joint ses deux mains autour de sa bouche pour amplifier le son de sa voix.

— Wali, continue à maintenir ta carapace à la verticale, cria Lars un ton plus bas.

Alors qu’il relevait son neveu, il saisit les ailes des deux rapaces avec son autre main.

— Tenez-vous au maximum à mes épaules

Lars s’accrocha au petit corps de l’animal, ses pouces se rejoignaient au niveau de la colonne vertébrale de Wali. L’éboulement se rapprochait. Malgré la pente peu raide, la coulée de roches dévalait la montagne à plusieurs dizaines de kilomètres-heure. Le vent du sud fut plus rapide et arriva à la rencontre du groupe avant le fleuve de pierre.

Ils décollèrent en quelques secondes.

La carapace de Wali les porta à plusieurs dizaines de mètres d’altitude en quelques secondes. Si bien que le sommet de certaines stalagmites était à présent visible. Les chutes de roches et de terre atteignirent l’intersection où ils se trouvaient quelques instants plus tôt.

— À droite ! Plus à droite ! Wali tenta d’ajuster sa carapace en fonction des ordres. En haut ! Il faut prendre de l’altitude !

À Wali, cette fois-ci, de choquer sa carapace afin de laisser l’air s’engouffrer dans cette voile improvisée. Ils prirent encore de l’altitude. Cependant, le danger provenait à présent des nombreuses concrétions. Elles étaient autant d’endroits sur lesquels le groupe pouvait s’écraser. L’oncle reprit la manœuvre et cria dans les oreilles de Wali. Le doigt évoqué par l’oncle en début d’ascension se trouvait en ligne de mire. Le petit groupe fonçait droit dessus.

— Plus haut ! Plus haut ! cria encore l’oncle.

Wali eu beau lâcher du lest et gonfler encore la voile, il lui était impossible de changer la direction. Même un nouveau coup de libeccio ne permit pas à l’oncle de manier la direction ils se dirigeaient avec fracas contre la stalagmite géante sans pouvoir ajuster leur trajectoire. Et je n’ai même pas réussi à les sortir de cet éboulement… Aatos n’était plus concentré, si bien qu’il relâcha ses appuis qu’il prenait sur Lars. 

— Aatos, c’est pas le moment de flancher !

Tout d’un coup, les rapaces déployèrent leurs ailes. C’était là leur dernière chance. Lars se retourna pour observer la manœuvre. Cela n’eut aucun effet. Ils se trouvaient à une dizaine de mètres du doigt.

— Lâchez-nous !

Quan et Rocky donnèrent un dernier puissant coup d’aile. Mais ce fut inutile. Ils quittèrent ce transport aérien improvisé.

— Accroooooochez-vous !

Aatos ferma les yeux en se blottissant contre son oncle.

Après dix secondes, il ouvrit les yeux. Ils étaient à présent au-dessus du sommet du doigt.

— Que se passe …

— je n’en sais f***** rien.

Ce n’étaient pas, cette fois-ci, grâce à la réactivité de Lars qu’ils évitèrent de s’écraser sur la stalagmite culminante. Quelque chose d’autre dirigeait le vent : c’était l’œuvre d’une force extérieure. Qui a fait ça ? Lorsqu’ils posèrent les pieds sur un plateau d’une dizaine de mètres carrés et qu’aucun vent ne vint les déstabiliser, Lars se montra convaincu qu’il se tramait quelque chose.

— Le pire était à venir, soyez sur vos gardes, dit Lars en observant de tous les côtés.

L’œil alerte, une mèche blanche lui recouvrait une partie du visage tandis que le reste de ses cheveux arborait une teinte beige de poussière. Il se déplaçait aux bords du sommet du doigt pour essayer de comprendre. Sous leurs pieds, des torrents de cailloux remplissaient chaque couloir. Des bruits d’effondrements leur parvenaient aux oreilles. Par dizaines, des stalagmites s’écroulaient au loin. Les vents étaient si puissants que des milliers d’années d’accumulation de roche et de sel forgé par le courant et l’érosion étaient abattus comme de simples allumettes. Une puissance féroce entourait la bulle de calme dans laquelle ils se trouvaient à présent.

— Rocky et Quan, préparez-vous à nous emporter loin d’ici avec l’aide de Wali, ordonna l’oncle en sifflant et accompagnant ces mots par des gestes.

Lars semblait vouloir reproduire le mode de transport dont ils avaient bénéficié avec les étourneaux lors de la première partie de l’ascension. Aatos était attentif à ses moindres gestes et ordres. Il a réagi si rapidement lorsque nous étions en danger au fond des gorges. Je ne suis pas à sa hauteur… Je dois apprendre à développer ce sens-là ! Ce sera moi aussi qui nous dirigerais bientôt, à part égale. Je dois soulager Lars de cette tâche.

Les écroulements se rapprochaient. Les concrétions s’effondraient les unes après les autres en se rapprochant du doigt. Les vautours se manifestèrent auprès de Lars. Alors qu’ils se préparaient, comme ordonné, à s’envoler en cas d’effondrement, les rapaces paraissaient réaliser que leurs ailes ne leur permettaient plus de voler.

— Raaaa, le phénomène de portance est impossible ! On dirait que toute résistance à l’air a cessé d’exister au sommet du doigt. Cela veut dire que c’est foutu pour utiliser Pluma également. C’est une p***** de prison avec des barreaux invisibles !

Ça doit fonctionner comme le vol des oiseaux s’il dit ça. Je m’en souviendrai. Lars repartit à son tur dans ses réflexions.

— Et si nous sautions depuis ici ? Nous activerons ensuite Pluma plus bas, suggéra Aatos.

— Trop risqué, rien ne nous garantit que ce n’est pas toute la zone qui est comme ça …

Soudain, ils virent les nuages lenticulaires se rassembler haut dans le ciel. Tout redevint bleu en quelques secondes, comme ça avait été le cas lors de l’ascension de la partie inférieure. Mais cette fois-ci, il subsistait une sorte de bulle grise opaque de quelques mètres de diamètre à l’endroit où étaient aspirés les nuages. De cette sphère d’énergie partit un rayon gris en direction du groupe. C’est quoi ce truc ? Wali eu juste le temps de projeter sa carapace en travers du rayonnement. C’était comme s’il avait absorbé une concentration de nuages centrifugés.

— Bien joué Wali… Mes amis, nous sommes en grand danger !

Les félicitations étaient sincères. Lars s’était approché de son neveu pour le protéger.

Puis, la boule se rapprocha et se déforma. Elle prit l’aspect d’un humain composé de vent : un ectoplasme d’une dizaine de mètres tout au plus. Sa tête ne possédait pas de visage.

Il était vent.
Il était courant.
Il était l’air.
Il était le gardien des vents et de la falaise.

— Ha Ha HA HA HAA HAA HAHA Haa Ha – – – – DES HUMAINS !

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