L’épopée de Lars & Aatos

Chapitre 24

30 novembre 2042

— 30 novembre 2042, 11 :00. Réunion de coordination bracelets de vie, vous prenez note Anne ?

— Oui, Madame la Directrice.

La directrice faisait face aux mêmes dirigeants que lors de la réunion du 26 novembre dernier, sans les généraux. Ils se trouvaient dans une salle sans fenêtre, au sous-sol du Palais des nations. Une table en bois massif, usé par le temps – reliquat des salles de l’étage – trônait au centre de la pièce. Les murs avaient conservé leur couleur de béton d’origine. Contre le mur à l’arrière de Doja, un store jauni par les années était descendu et reflétait la lueur blafarde des néons.

— Madame, Messieurs, merci d’être tous présents à nouveau. Nous accueillons aujourd’hui deux économistes mandatés par l’ONU : Monsieur Manfried et Monsieur Seynek. Ils auront la tâche de vous exposer le déploiement de la monnaie unique dans la DEM ainsi que son contrôle via les bracelets de vie.

Les deux hommes opinèrent du chef pour saluer l’assemblée. Le plus petit des deux portait une moustache sous un regard vif alors que le deuxième avait de faux airs de Karl Marx.

— Comme convenu, nous nous réunissons cette fois-ci pour faire le point concernant la production des bracelets de vie. La rumeur enfle à l’extérieur : les rédactions encore en service publient des dates approximatives de distribution. La presse, poussée par l’opinion publique attend de nous une annonce et des directives.

Cette dernière déclaration fit sourire Doja. C’était la fin d’un monde ; l’opinion publique n’avait jamais autant été conceptuelle qu’aujourd’hui.

— J’ai reçu vos rapports respectifs. Anne a compilé toutes les informations sur ces documents. Il semblerait que nous sommes prêts.

L’assistante, dans son tailleur bon marché, distribua de façon méticuleuse des dossiers marqués « confidentiels » sur leur couverture. Ses lunettes à large monture envahissaient un visage surmonté d’un chignon blond mal décoloré. Anne exsudait déjà une odeur de sueur âcre en cette fin de matinée. Son bas en nylon beige était filé sur la jambe droite, en dessous du genou.

— Avant de consulter ces dossiers, je vous demanderai de rapidement présenter en quelques mots vos résultats aux autres membres de l’assemblée. Ceci afin que nous puissions passer au prochain point du jour, termina la Directrice.

À l’évocation de ce point du jour, tous se regardèrent pour savoir si l’un ou l’autre avait prévu cela.

— Pr Dr Mancini, pouvez-vous commencer ce tour de table.

— Si, bien entendu. Moi et mon équipe avons optimisé la vitesse de transmission de l’énergie minérale au corps. À ce jour, nous avons multiplié par trois l’échange d’information entre les différentes gemmes et les cellules. De plus, nous avons stabilisé le processus pour tous les types de minéraux, termina-t-il dans un accent italien aux couleurs des Pouilles.

— Bien. Monsieur Sterne, je vous prie.

— La version officielle du bracelet de vie est définitivement prête. Voici le résultat de la collaboration des laboratoires de R&D d’Audemar Piguet, de Hublot et de mon entreprise.

Le président directeur de Patek Philippe ouvrit un coffret en velours bleu et sortir le premier bracelet de vie de l’histoire. Il prit l’objet dans le creux de sa main droite et continua son exposé :

— Le cadran est le cœur de bracelet. C’est lui qui permet la transmission des informations entre les gemmes et le corps humain. Nous avons préparé cent vingt-sept encoches pour accueillir les cent vingt-sept compétences humaines répertoriées. Les designers horlogers se sont inspirés d’un modèle dit de « fractale cellulaire » pour l’arrangement des gemmes. Cela permet de mettre deux gemmes, ici, et d’en faire apparaitre une nouvelle sur l’embranchement supérieur, là, par exemple. La glace, quant à elle, est composée de corindon monocristallin modifié. Cela permet l’assimilation des gemmes naturelles et artificielles. Il suffit de poser une pierre compatible sur cette glace, comme ça.

M. Stern déposa un rubis rouge flamboyant sur le bracelet.

— Et ensuite, il faut mettre le bracelet … Comme ceci … et déposer le rubis sur la glace en se concentrant pour l’activer.

Une lueur rouge se dégagea du bracelet, la gemme semblait avoir fondu dans la glace.

— Et voilà, le rubis s’est logé automatiquement dans l’encoche prévue à cet effet.

— Et vous n’êtes, depuis cet instant, plus une cible pour les drones, si je ne m’abuse, dit son voisin de table, M. Letap.

— Je vous le confirme, surenchérit Stim Cob.

— Bien. Continuons si vous le voulez bien. M. Letap, avez-vous pu fournir les gemmes en suffisance selon notre demande ?

Le directeur du groupe de Beers se rehaussa sur sa chaise. Il prit un document qu’il avait déposé devant lui depuis tout à l’heure. Ses boutons de manchette renvoyèrent l’éclat blême des néons dans les yeux de son voisin de table, Stim Cob.

— La zone 1 a été alimentée avec 12’000 Zircons, 17’000 améthystes bleues, 7’000 tanzanites, 3’000 émeraudes …

— M. Letap, pourriez-vous en venir aux faits ?

— Oui, bien entendu, veuillez excuser ma précision, c’est l’habitude. Toutes les zones ont été alimentées en suffisance malgré les problèmes de logistique et de transports actuels. Nous avons sécurisé chaque stock et des mesures supplémentaires ont été prises : les gemmes sont gardées par une troupe détachée pour cette tâche exclusivement, dans chaque zone. Nous garantissons ainsi la sécurité complète jusqu’au déploiement.

— Bien. Monsieur Cob, pourriez-vous nous en dire plus sur le niveau technologique de ces bracelets.

Le dirigeant de la firme Apple, porte-parole des grands groupes technologiques, retroussa la manche droite de son col roulé noir en se raclant discrètement la gorge.

— Chaque bracelet sera équipé de la puce que nous avons développée. Elle ne gênera pas le système créé par les équipes de la Dresse Sanchez puisque la transmission se fait par ondes à fréquences extrêmement faibles. Géolocalisation, identifications et calcul de puissance de chaque porteur sont les fonctionnalités principales de ce premier modèle. Nous avons laissé une place pour intégrer un porte-monnaie virtuel afin de supporter la devise de ces messieurs, termina Stim Cob en montrant de la main droite les deux économistes qui approuvèrent d’un mouvement de tête.

— Bien. Monsieur Hayek, à vous, continua Doja en souriant.

Le dirigeant du groupe Swatch esquissa un sourire. Il marqua un silence. Puis, touchant l’une de ses deux montres au poignet droit, il déclara :

— Nous sommes prêts.

Les autres membres de l’assemblée attendaient des précisions. La directrice interrompit le silence.

— Pouvez-vous être plus précis pour vos confrères, peut-être ?

Doja ne souriait plus, elle était impatiente de tester cette première version de bracelet de vie. Monsieur Hayek lui faisait perdre du temps et lui volait la vedette avec son charisme naturel.

— Non, nous sommes prêts, il n’y a rien de plus à dire. Nous avons reçu il y a deux jours les plans de Monsieur Stern. Nos usines ont produit sans cesse ce modèle unique en un million deux cent mille exemplaires à travers le monde entier. Les six zones sont alimentées. Les stocks sont sécurisés auprès des gemmes de M. Letap. Chaque modèle possède la puce développée par les équipes de Stim Cob. C’est l’heure de la fête avant de rentrer dans la DEM, non ?

— Bien. Voilà, vous pouvez être plus clair quand vous le voulez, répondit la directrice en esquivant la dernière question.

Monsieur Hayek se laissa retomber sur sa chaise en similicuir, les bras croisés et le regard dur en direction de Doja.

— Enfin, Dr Sanchez, vous êtes la dernière.

La scientifique manipulait en tremblant ses lunettes de vue devant elle, le regard fixé sur la table. Lorsqu’elle releva le menton, elle déclara :

— Nous … Nous avons synthétisé un dérivé de … Clostridium botulinum, la bactérie de la toxine botulique, dans … Dans une poche d’un millimètre logée dans la corne du bracelet… Si le bracelet est enlevé, la personne …

— Meurt ?

— Oui … Mais pourquoi nous avons fait cela ! Pourquoi sommes-nous  ici ? À quoi rime tout cela, si …

Dr Sanchez était à présent debout. Ses joues rouges et ses yeux embués lui donnaient un air de clown mal démaquillé sous la lueur des néons. Elle était agitée, sa nervosité sourdait de son corps.

— Allons, un peu de tenue, nous sommes là pour sauver l’humanité.

La directrice toisait la scientifique avec condescendance. Dr Sanchez, voyant qu’aucun soutien ne lui était apporté par les autres membres autour de la table, se rassit.

— Bien. Donc le projet bracelet de vie est en phase d’être complété. Je vous invite donc à regarder par ici pour la suite de cette réunion de coordination.

Anne appuya sur un bouton contre le mur. Le store électrique derrière la directrice faisait un bruit monotone en laissant découvrir une fenêtre sur une autre salle ; en réalité un miroir sans tain. Un jeune homme était assis au centre de la pièce vide, sur une chaise en bois clair. Il semblait désorienté, mais il était plus en posture d’attente dans son costume bleu marine, une cravate au couleur du collège d’Eton. Ses cheveux bouclés châtain clair étaient coiffés avec soin. Le bracelet de vie argenté qu’il portait au poignet gauche paraissait imaginé pour son élégant style.

— Bien. Voici Tom, il est notre stagiaire depuis deux ans maintenant. Je l’ai choisi pour effectuer ce test devant vous dans une salle sécurisée.

Les protagonistes se regardaient avec des points d’interrogation au fond des yeux. Cette démonstration n’avait pas été annoncée au programme de la réunion. La directrice se leva et appuya sur l’interphone à gauche du miroir sans tain.

— Tom, c’est Doja. J’espère que nous ne vous avons pas fait trop attendre.

— Bon … Bonjour Madame la Directrice. Je ne savais pas que c’était vous qui …

— Nous parlons plus tard mon cher Tom si vous le voulez bien. J’ai une mission pour vous.

— Oui, bien sûr.

— Bien. Mon équipe vous a fourni un bracelet de vie dernière génération avec une gemme de flamme, flamma, vous la voyez sur le cadran ?

— Oui, je… je la vois. C’est la pierre jaune à gauche ?

— Exactement, vous voici équipé d’un lance-flamme à présent, ha ha ha haaaa…

Le rire de Doja résonna dans la salle de réunion. Les différents membres s’étaient tous approchés pour mieux observer la démonstration. Le jeune Tom marquait des signes de stress à l’annonce de Doja : mains moites, teint changeant, il se grattait et battait des cils plus rapidement.

— Je … Je ne comprends pas, Madame la Directrice.

— C’est très simple. Reste calme, dit-elle avec bienveillance.

— Ou.. Oui, compris.

— Dans un premier temps, tu vas te concentrer sur le bracelet de vie, faire le vide. Nous n’existons plus. Je sais que tu es à la hauteur. Tu n’as rien à craindre, les murs de la salle sont couverts de matériaux ignifugés.

La voix de la directrice était posée, calme et rassurante. Toujours assis, Tom ferma les yeux.

— Bien. Maintenant, ordonne à ton bracelet de libérer sa puissance.

Une lueur jaune pleine de chaleur se dégagea du bracelet de vie. Tom avait activé sa gemme.

— Bien. Lève les bras dans une direction et commande ton pouvoir pour que celui-ci libère sa force.

Le stagiaire leva le bras droit et une flamme d’une cinquantaine de centimètres apparut. La stupeur fit monter des cris de surprise de l’autre côté du miroir.

— Tom ! Il faut lever l’autre bras avant de …

Une flamme apparut sous la main gauche qu’il avait laissée sur sa jambe. Son costume prit feu. Surpris, le jeune homme se leva de sa chaise. Il n’émettait plus de flamme, mais il brûlait.

— Haaaaaa … À l’aide ! Aidez-moi, criait Tom en se dirigeant vers la porte de la salle de démonstration.

— Enlève ton bracelet Tom ! dit Doja.

Un air exaspéré voilait son visage. Le jeune homme s’exécuta. Il enleva le bracelet de sa main droite. Le dard logé dans la corne, développé par l’équipe du Dr Sanchez, se planta dans son poignet gauche et libéra la toxine botulique modifiée. Le corps tomba à la renverse. Les flammes mangeaient son visage. Tom ne sentait plus rien à présent. Doja enclencha la fermeture du store.

— Je vous invite à reprendre place, dit-elle.

Le ton de sa voix et les images de la scène firent se rassoir les six personnes sans protestation. La stupeur envahissait la salle de réunion alors que le store arrivait à la moitié de sa descente. On voyait des employés du Palais agité un extincteur sur le corps calciné du stagiaire. Lorsque le store fût baissé complètement, Doja reprit la parole :

— Bien. Je vous rassure, les données de Tom avaient été transférées hier dans la DEM, c’est juste Anne ?

— Oui Madame la Directrice, nous avons pu reconstituer Tom à 97% grâce à ses données numériques enregistrées depuis vingt-sept ans.

— Formidable ! Tom est officiellement le premier virtualisé de l’humanité. Il n’aura jamais eu autant de valeur qu’après cette démonstration, ha ha ha …

Les membres de l’assemblée paraissaient figés. Le choc de la scène allié à la froideur de la conversation en la Directrice et son assistante jetèrent un froid palpable dans la salle de réunion.

— Bien. Passons. Je suis ravie de voir que tout fonctionne à merveille et que nous sommes sur la bonne voie pour sauver l’humanité. Il est à présent 12 :32, j’imagine que vous avez tous très faim, ha ha ha. Je lève donc la séance. Dr Sanchez, je vous prie de rester encore un instant ici.

Tous s’exécutèrent sans protester. Alors qu’ils se dirigeaient vers la sortie, escortés par une petite troupe d’employés de palais, la Dr Sanchez, livide, regardait dans le vague, ses yeux étaient éteints. Anne referma la porte avec diligence et se rassit à sa place.

— Dr Sanchez, vous avez inscrits dans votre rapport que les problèmes de mutations n’étaient toujours pas réglés. Qui d’autres que vous est au courant de cela ?

— Hein, pardon … Qu’avez-vous dit ?

La scientifique donnait l’impression d’avoir réintégré son corps de façon partielle.

— Les mutations. Dr Sanchez, qui d’autres sont au courant ?

— Euh … Mon chef de service et les trois scientifiques qui ont travaillé sur les tests, vous, votre assistante et moi-même. Cela est resté confidentiel, comme vous me l’avez demandé il y a quatre jours.

— Bien.

La directrice considéra la scientifique encore un instant la scientifique puis la libéra.

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