L’épopée de Lars & Aatos

14 juin 2142

Les cinq comparses, abrités sous la toile tirée, tentaient de trouver le sommeil au milieu des bourrasques et des rafales toujours plus violentes. Un crescendo venteux résonnait à l’extérieur. Le feu était éteint à présent. Il était trop dangereux de ramener du bois à présent. La nuit avait pris place dans la cavité rocheuse.

Aatos tremblait comme une feuille morte, engoncé dans le manteau plumé de Quan, le condor des Andes. Wali avait utilisé sa carapace comme bouclier thermique quelques heures pour conserver la chaleur du feu, mais il devait aussi se reposer. Lars, quant à lui, dormait de façon légère dans un coin de l’abri. Malgré l’humidité qui pénétrait sa peau, il semblait récupérer.

À l’aube, le vent était devenu une bise soutenue, glaciale, tel un zéphyr malveillant. Transi, Aatos peinait à se réchauffer auprès du nouveau feu allumé au petit matin par son oncle. Ses lèvres bleues dénotaient à elles seules le changement météorologique. Wali avait étendu à nouveau sa carapace pour former une barrière afin que la chaleur ne s’échappât pas, laissant deux ouvertures pour l’apport d’oxygène et l’évacuation de la fumée du feu de camp. Aatos ne se plaignait pas, son faciès le faisait pour lui. Je … Je .. Je peux pas lâcher maintenant, il faut que je tienne !

— Sale nuit, dit l’oncle en jetant du bois dans le brasier pour l’alimenter. Il avait aussi très mal dormi. Vraiment, sale nuit, continua-t-il les yeux hypnotisés par les flammes.

Il paraissait ne plus être là. Malgré l’attention que demandait Aatos à ce moment-ci, l’oncle ne put s’empêcher de laisser son esprit vagabonder à nouveau. Ses pensées semblaient s’associer dans un fracas silencieux de neurones et de synapses. La tête de l’oncle ne s’arrêtait jamais de fonctionner. Seule une sorte d’absence dans le présent soulignait cette activité cérébrale aux yeux des autres.

C’était ce qui passait à l’instant. Lars était inquiet pour son neveu, mais sa façon d’être indiquait l’inverse. Aatos avait déjà remarqué cette dichotomie entre l’être et le paraître de son oncle sans que cela le dérange outre mesure. Bien qu’à l’instant, Aatos cela lui était important tant il avait froid. La chaleur embaumant de la cache déploya tout de même ses effets après quelques minutes. Aatos cessa de trembler.

— Nous…  Nous partons bientôt ?

— Réchauffe-toi encore un instant, nous partirons quand tu n’auras plus froid.

— Mais, je n’ai pas froid !

— Oui, bien sûr. Heureusement que tu ne trembles pas en me l’affirmant …

Lars ne peut pas toujours penser que je suis faible !

Ils levèrent le camp lorsque la pluie cessa. Le plan de la journée était clair : atteindre un petit plateau de quelques centaines de mètres carrés indiqué par le pélican. Selon Édouard, certains oiseaux s’étaient retirés ici : des individus qui n’avaient pas trouvé leur place dans le royaume Nord de méditerranée. Ils vivaient dans une communauté alternative, mais le pélican ne semblait pas en savoir plus sur ces sujets hors de sa juridiction directe. L’endroit était néanmoins à mi-parcours de leur ascension et séparait deux zones de manière distincte : les bas-stalagmites et les hauts-stalagmites. Ces concrétions provenaient des courants marins lorsque les montagnes étaient encore immergées. Ces agglomérations de pierre et de sel étaient aussi alimentées par les poussières charriées par le vent qui hérissaient les montagnes Pâles. Après quelques minutes de marche, ils avaient contourné le monticule. Le petit groupe atteignit un point dégagé qui leur permit d’apercevoir une partie de la suite de leur ascension.  

 Tu vois Aatos, ces deux parties des montagnes présentent des difficultés différentes pour les traverser. La partie basse recèle de petites stalagmites serrées. On avancera par alternance de marche et d’escalade. Dans la partie haute, les stalagmites montent parfois jusqu’à cent mètres. Mais leur hauteur fait aussi leur fragilité. Il y a de nombreux éboulements. Une balade à leurs pieds est une épreuve périlleuse, expliqua l’oncle en pointant du doigt les différentes parties.

Le ciel était lourd, gris et moite lorsqu’ils reprirent leur route. Les rapaces volaient avec peine au-dessus de Lars, Aatos et Wali. Mes pieds … C’est pas possible d’avoir aussi mal. Et Lars veut me faire marcher encore toute la journée ? Je ne tiendrai jamais !Ils escaladèrent les premières stalagmites. Chaque concrétion mesurait moins de cinq mètres pour un diamètre maximal d’un mètre. Leur implantation très rapprochée poussa Lars à décider d’une tactique d’ascension différente ; ils ne s’étaient pas encordés. Une fois le petit premier sommet atteint, l’oncle s’adressa à son neveu :

 Aatos, c’est le test en grandeur nature pour toi. Il s’agira de ne pas le rater comme lors de l’entrainement. Mais j’ai confiance en tes capacités, dit-il en posant sa main droite sur l’épaule gauche de son neveu.

Lars utilisa sa gemme de plume, pluma, pour bondir sur une autre stalagmite en amont. Il atterrit avec précaution sur cette petite concrétion, presque à quatre pattes, pour assurer ses appuis. En se relevant, il se tourna vers son neveu.

 Voilà comment nous escaladerons cette partie ! Tu dois utiliser avec parcimonie Pluma, rappelle-toi cette la règle de gemmologie numéro trois, dix secondes de réserve maximum. Si tu utilises plus que des micro-impulsions, tu n’arriveras pas au sommet.

 Oui … Je vais faire de mon mieux !

 Et dis-toi que tu n’auras plus mal aux pieds comme ça, dit Lars avant de sauter sur la stalagmite suivante.

 Je n’ai pas mal aux pieds !

 Oui, c’est ça ! Comme tu n’avais pas froid tout à l’heure, dit plus fort Lars depuis le sommet de la deuxième stalagmite.

Comment a-t-il deviné que j’avais mal ?… Wali se servit de sa carapace comme extension de ses pattes pour accéder à la concrétion suivante. Bon, si même Wali est à l’aise, je peux le faire … Aatos se concentra et s’élança dans les airs. Il atterrit sans encombre aux côtés du petit blairant. Oui ! Génial. Ce fut donc à sauts de puces et de pas de géants qu’ils poursuivirent leur chemin. Les bracelets dégageaient une lueur bleue nacrée à chaque bond. Plus le groupe avançait, plus ils acquéraient de l’aisance dans cette façon de se déplacer. Malgré la bise drue, le froid et une légère brume, Aatos évoluait à présent de manière élégante de roche en roche. C’est tellement plus simple que la marche. Il faut que je reste concentré, mon niveau d’utilisation de Pluma doit rester bas. Le manque de sommeil et le froid devinrent de mauvais souvenirs durant l’escalade de cette partie du flanc des montagnes Pâles. Après plus de deux heures au même rythme, ils firent une pause pour se nourrir.

— Tu avances bien, je suis fier de toi, dit l’oncle à son neveu.

Wouah, un compliment ! La nuit a dû être difficile pour lui aussi, il se contrôle moins. Ce doit être la raison de cette spontanéité. Oui, c’est certainement cela. Au même moment, une averse commença. La vérité était que Lars s’en voulait depuis le début d’astreindre son neveu à une telle folie. Son autorité était, pour lui, gageur d’une quête réussie. Ce compliment venait droit du cœur. Maintenir une certaine autorité lui demandait un effort de tous les instants et son neveu le voyait bien. Lars était un loup solitaire, pas un meneur de troupes.  

— Mer… Merci, mais c’est grâce à toi Lars, répondit Aatos, les yeux brillants.

Il enlaça son oncle qui le repoussa.

— Ce n’est pas le moment. Nous ne sommes pas encore au sommet. Tu as des centaines de façons de te faire tuer, restes vigilant, dit Lars alors qu’il remarquait que son neveu s’engouffrait dans la brèche émotionnelle qu’il avait laissée entrouverte.

Aatos sourit à son oncle avec tendresse. Décidément, il est incorrigible… Le reste de la pause fut fonctionnel : tous burent et mangèrent à leur faim, rangèrent leurs affaires et regagnèrent le sommet de la prochaine stalagmite. L’averse était maintenant terminée. Un ciel gris et des courants d’air violents planaient loin au-dessus de leurs têtes. Ils accélérèrent leur avancée sans se concerter. Il restait moins d’une heure à parcourir à pied grâce à leurs gemmes de plume, pluma, selon les calculs de Lars ; humidité poisseuse et froid pris en compte.

Les premiers bonds furent à l’image du début de l’ascension de cette partie basse : aériens, gracieux et efficients. Wali avait acquis une technique originale pour suivre l’oncle et son neveu en substituant ses pattes par sa carapace. Il donnait l’impression d’être un échassier marchant sur des œufs. La maîtrise de sa carapace avait été décuplée depuis qu’il avait décidé de suivre Aatos. Ces épreuves, auxquelles il avait dû faire face durant ce début de quête, étaient très différentes de celles vécues dans sa forêt natale. Aatos avait d’ailleurs remarqué un changement d’attitude lié aux nouvelles aptitudes de Wali. Celui-ci lui semblait moins craintif. Il le rassurait dans son propre avancement et son évolution. C’était d’ailleurs la raison principale pour laquelle l’oncle tolérait le blairant à leur côté. L’effet bénéfique sur son neveu était visible. Voir essentielle, lorsqu’il les observait évoluer avec facilité sur ce terrain accidenté. Aatos avait oublié les difficultés de l’aube grâce, notamment, à ce compagnon de route.

La troupe était à mi-chemin de l’étape du jour lorsqu’une violente bourrasque racla le flanc de la montagne. Les rapaces prirent de l’attitude en urgence pour éviter ces courants inattendus. Lars, Aatos et Wali se cramponnèrent aux aspérités des stalagmites. Ce vent violent dura une quinzaine de secondes et balaya une certaine insouciance qui s’était établie au sein du groupe. En effet, après que Rocky et Quan rejoignirent le reste du groupe, l’humeur était à la méfiance. Les nuages s’étaient alourdis et l’air se chargeait de tensions. Des éboulements se faisaient entendre au loin, provenant de la partie supérieure. Une nouvelle bourrasque les frappa alors qu’ils se mettaient à l’abri dans un enfoncement, un lieu de retrait improvisé au pied d’une stalagmite. Le ciel se transforma en une centrale électrique. Ils entendaient un lourd tonnerre gronder. Depuis leur cache, ils aperçurent de puissants éclairs et la foudre tomber sur les flancs des montagnes Pâles.

— Nous sommes protégés pas la roche, pas de craintes à avoir ! Ça me rappelle ma chasse à la gemme naturelle d’électricité, electricitas, dit l’oncle, mêlant sa voix aux grondements du ciel.

Il avait un sourire nostalgique et plein de vie.

— Et … Et, c’est dangereux, demanda le jeune homme, des trémolos dans la voix.

C’est étrange ces changements de temps aussi rapides.

— Nous sommes à l’abri. Il n’y a rien à craindre, assura l’oncle.

Alors qu’il prononça ces mots, les éclairs laissèrent place à une lourde pluie. De grosses gouttes d’eau vinrent s’écraser sur la roche sèche. Le pétrichor – ce liquide huileux sécrété par les quelques rares plantes présentes de la montagne – avait été absorbé par les pores de la roche. Il se dégageait maintenant dans l’atmosphère cette odeur caractéristique des pluies d’été. Lars prit de profondes inspirations. Il semblait affectionner cette odeur puisqu’elle lui donna la chair de poule. C’est certainement sa manière à lui d’apaiser son stress. L’eau commença à ruisseler au travers des stalagmites, suivant le processus d’écoulement et d’érosion qui avait continué de sculpter le flanc des montagnes Pâles depuis près d’un siècle. Alors que l’averse s’intensifiait, Aatos regarda avec inquiétude son oncle. Il attendait un signe de son oncle pour réagir. Le ruissellement devint important. Un petit courant se formait. Aatos avait les pieds trempés à présent. Bon, là, ça devient dangereux.

— Il faut remonter, ordonna Lars en voyant lui aussi le danger arriver.

Ils grimpèrent sur la stalagmite la plus proche. Lars du se reprendre à deux fois pour atteindre le sommet. La surface glissante de la roche ne permettait pas de prises sûres. Alors que le courant s’intensifiait, Wali aida comme il put Aatos en lui faisant la courte échelle avec sa carapace. Son oncle, accroupi, soutint l’effort de son neveu en lui tendant la main depuis le sommet. Lorsqu’il parvint au sommet de la concrétion, Aatos tendit à son tour la main au petit blairant. Mais celui-ci n’eut pas besoin d’aide pour se hisser, sa carapace lui permettait des appuis plus francs dans la roche. Très bien ! L’oncle saisit la main de son neveu afin d’éviter une périlleuse glissade. Sous leurs pieds, entre toutes les stalagmites, les flots devinrent tumultueux.

— Que fait-on ?

Avant de répondre, Lars étudia les différentes possibilités qu’ils avaient à disposition. Continuer leur chemin était trop dangereux. Parmi les trois alternatives, il y avait soit la descente au travers des stalagmites, dans l’eau, mais certains tracés pouvaient être de potentiels pièges mortels. La seconde était la descente en revenant sur leur pas : plus sûre, mais plus lente. Enfin, ils pouvaient utiliser la carapace de Wali en guise de voile pour regagner leur point de départ. Les quelques vents qui flottaient encore dans l’air les porteraient au royaume nord de méditerranée. En ajustant la trajectoire avec Pluma, ce scénario semblait être le plus sûr et le plus rapide aux yeux de Lars. L’oncle ne laissa rien percevoir de sa réflexion qui dura quelques secondes. Dès lors, Aatos ne se doutait pas que son oncle avait étudié tous les scénarii possibles dans un si court laps de temps.

— Et bien …

— Regarde, interrompit Aatos en pointant son doigt en direction du ciel.

Les nuages étaient comme mangés par une force mystérieuse. En l’espace d’une minute, le ciel redevint bleu azur. Lars en resta sans voix. Malgré sa réflexion rapide et complète, à aucun moment il n’avait envisagé un tel dénouement. Pour la bonne raison que celui-ci ne suivait aucune logique.

— Que s’est-il passé ? demanda Aatos, d’une voix étonnée.

— Je n’en sais rien, répondit l’oncle en serrant les dents.

Lars détestait lorsque son raisonnement n’avait pas prévu les événements à la marge. Aatos vit bien que son oncle s’en voulait. Il ne se réjouissait même pas du paysage qui s’offrait à lui à présent : ciel resplendissant, bruits de clapotis des derniers ruissèlements et odeur de pluie sèche. Un visage fermé aux sourcils froncés envahissait le visage de l’oncle.

— Si le temps tourne aussi vite et sans raison, il y a danger. Nous devons atteindre le plus vite possible le plateau intermédiaire, dit Lars, l’œil concentré. Il restait moins d’une heure de marche grâce aux gemmes de plumes, pluma.

Tout le monde acquiesça. Ils se mirent en route avec entrain. En moins de quarante minutes, le groupe atteignit une barre rocheuse de trente mètres. Comme enroulée sur le flanc de la montagne, cette paroi escarpée aux reliefs burinés était la dernière étape avant le plateau intermédiaire. La pente verticale aux nombreuses irrégularités empêchait une montée en ligne droite.

— Fiouuuuuu … Rocky, Quan ! froua Lars aux rapaces plus qu’il réclamait.

Les deux oiseaux comprirent qu’ils devaient sécuriser la zone une nouvelle fois. À leur retour, ils signalèrent la présence de certains oiseaux en criant de manière irrégulière. Cette façon de communiquer suivait les instructions de Édouard.

Après avoir enfilé leurs harnais et s’être encordés, ils escaladèrent cette dernière partie sous un soleil de plomb. Lorsqu’ils arrivèrent au sommet, ils restèrent figés d’étonnement. Ce qu’ils voyaient sortait de toutes réalités possibles.

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