L’épopée de Lars & Aatos

14 juin 2142

— Aatos, Wali, dépêchez-vous, nous partons !

Une légère brise s’était levée à l’aube et quelques nuages poudraient le ciel. Mais dans l’ensemble, c’était un temps idéal pour une rude ascension. La partie haute des montagnes Pâles était rude et longue, plus de dix jours de marche séparaient encore le royaume des oiseaux de Terminus, Lars redoutait que son neveu flanche en route.

Ils rejoignirent Édouard pour récupérer des vivres. Dans le palais, tout le monde parlait de la chute du garçon. Tous les trois furent accueillis avec encore plus de déférence qu’à l’accoutumée. L’oncle et son neveu étaient à présent respectés par le peuple des oiseaux pour qui ils étaient, et non pour qui ils connaissaient. Cela entraîna une série de dons inédits lorsque l’annonce de leur départ s’était répandue dans le royaume. Des vivres, des plumes, des porte-bonheurs, de la poudre de coquille d’œufs, de la fiente séchée, bijoux et œuvre d’art se côtoyaient dans un coin de la salle de réception du palais. La petite équipe était plantée devant l’amas d’offrandes lorsque le pélican arriva.

— Mes amis ! s’écria-t-il en les prenant par les épaules avec ses ailes en extension.

Il se comporte avec plus de respect pour moi depuis que je l’ai soigné. Il me considère comme quelqu’un d’important à présent… Arf… Moi qui suis qu’un boulet.

— J’espère que vous avez bien dormi, surtout toi, dit Édouard à l’attention d’Aatos en clignant d’un œil malicieux. Les habitants du royaume ont été très généreux avec vous, voyez par vous-même, montra-t-il en indiquant la montagne de présents. Toutefois, tout ceci est inutile pour la suite de votre aventure, reprocha-t-il sur un ton de confidence, mais en riant fort en même temps.

Le pélican savait qu’en tant que figure du pouvoir, il se devait d’être reconnaissant envers son peuple. Ainsi en se montrant expansif et grandiloquent, Édouard atteignait le résultat escompté. Les nombreux sujets qui travaillaient au Palais royal étaient, de toute manière, rompus à l’exercice de la confidentialité. Le précautionneux Roi avait pourtant adopté cette pratique de l’équilibrisme social hors de ses appartements. Son masque social devenait une seconde peau.

Le petit groupe parvint au bureau des affaires du pélican. Édouard fit tomber le masque de politicien en révélant son visage d’amis et d’allier. Il subsistait malgré tout quelques traces de l’exercice du pouvoir au sein de sa personnalité. Observer un tel personnage permettait à Aatos de comprendre, un peu, ce qui se tramait dans les confidences du pouvoir.

— Ce bureau est vraiment magnifique, s’exclama Lars en effleurant des doigts le meuble central qui ornait la pièce.

Habitué à éviter les compliments, celui-ci était sorti de manière spontanée.

— J’imagine que le pouvoir s’exerce mieux dans un écrin de beauté… C’est ici que le beau côtoie l’horreur, expliqua le pélican presque en s’excusant de devoir préciser quelque chose d’aussi évident. Bon, voici ce que tu avais demandé Lars, enchaîna-t-il en ouvrant l’armoire en noyer massif.

Deux sacs étaient posés à hauteur des yeux de Aatos.

— Dedans, vous trouverez des vivres pour huit jours : des Sphero régionales, des barres de céréales en grande quantité – c’est notre spécialité – mais également des piolets, deux toiles étanches en plumes de cormoran pour s’abriter du mauvais temps, l’onguent de la grotte du moine, un morceau taillé et troué de bambou selon tes directives, Lars, de la poudre de coquilles d’œufs pour sécher les mains durant les parties d’escalade, un ingénieux embout métallique qui se déploie en parallèle d’un plumeau pour capter l’eau contenue dans l’humidité de l’air, des cailloux-épuration pour dépolluer l’eau de pluie et la rendre potable et deux photos de moi.

— À quoi nous servirons ces photos ? demanda Lars en distribuant l’un des portraits à son neveu.

Il paraissait peu convaincu de l’égo surdimensionné de son ami Édouard.

— L’autre soir, je me suis engagé devant mes sujets en disant que les oiseaux de mon peuple seront vos alliés. Maintenant, retournez les photos, je vous prie.

Lars et Aatos s’exécutèrent. Il était inscrit dans une langue indéchiffrable que Édouard leur lut à haute voix en français :

“Que protection soit donnée et aide apportée à mes amis par tous mes sujets. Signé : Le Roi Pélican”.

— Voyez-le comme un coup de pouce, termina-t-il en clignant à nouveau de son œil malicieux à l’attention de Aatos.

Lars eut une moue d’énervement contenue. Comme pour la chasse, il demandait, prenait et acceptait uniquement selon il avait besoin. Des actes spontanés tels que celui de son ami lui donnaient le sentiment d’être dépendant de l’autre. Cela le rendait inconfortable.

— Merci pour tout ce que tu as préparé, s’efforça de remercier l’oncle.

— Oui, merci beaucoup, ajouta Aatos, guilleret. 

Enfin la suite de l’aventure !

— Oh, mais de rien, répondit le pélican. D’ailleurs, vous croiserez certainement sur votre route de drôles d’oiseaux, ce sera un moyen de tester ce laissez-passer. Bien qu’ils me détestent, ils me craignent avant tout, précisa-t-il avant d’annoncer la suite sans cérémonie.

Édouard tendit son aile en direction de la porte de sortie de son bureau.

— Allons manger, suggéra-t-il. Je ferai préparer vos affaires pendant que vous m’accorderez un dernier repas en votre compagnie. Vous partirez juste après, proposa-t-il.

Lars et Aatos suivirent en guise d’acquiescement. Ils arrivèrent dans ce qui semblait être une grande salle à manger, une table était montée pour eux. Au centre de la pièce, seul, le cadre se voulait intimiste. Les deux pies étaient absentes pour la première fois. Ils s’installèrent et n’eurent pas le temps d’échanger un mot que les serveurs soulevaient déjà les cloches : des œufs au plat de toutes les dimensions, des œufs pochés, des œufs brouillés, une omelette et des œufs Bénédicte apparurent sous les yeux des convives.

— Ce repas est un repas de deuil pour deux raisons, commença le pélican de manière solennelle. La première, évidente, est votre départ. Votre apport à notre communauté est grand et précieux, nous ne l’oublierons pas, dit-il.

Le roi aimait mettre les formes et remercier son entourage à tout bout de champ.

— Le deuxième deuil est celui de ces merveilleux repas à base d’œufs, enchaîna le pélican en sortant l’oncle de ses pensées. Ils sont si savoureux, s’extasia-t-il, sans filtre.

Le comportement du Roi entre la partie solennelle et celle-ci se rejoignait dans leurs extrêmes ; Lars et Aatos avaient le droit au vrai visage du roi à présent. Le gourmand, celui qui se laissait aller, celui qui se sentait en confiance et qui se permettait de lâcher le contrôle sur tout. D’ailleurs, le pélican fut si impulsif, qu’il ne parvint jamais à la fin de son explication concernant les œufs. Il commença à s’empiffrer devant Lars et Aatos médusés. Ce n’était plus de la gourmandise, mais une sorte de boulimie addictive. Le pélican mangeait en laissant perler des larmes à la commissure de ses petits yeux.

— Édouard, que se passe-t-il ? s’enquit Lars.

La question eut pour effet d’interrompre l’orgie solitaire du Roi. Il se mit à pleurer à chaudes larmes.

— Ce sont les derniers œufs que je mangerai de ma vie … Il y en aura plus d’autres … Plus jamais… Bouhouhou hou hou …

Les sujets serviteurs de la salle eurent l’élégance de sortir de la pièce dans cet instant de déchéance royale momentanée. Mais pourquoi pleure-t-il à présent ? On … On dirait qu’il dédouble sa personnalité … Et pourquoi mange-t-il ainsi ? C’est dégoutant, il en a partout !

— Mais pourquoi donc ? interrogea Lars.

Le pélican laissa s’écouler une nouvelle trombe de larme et se calma ensuite.

— Cela faisait des années qu’un sentiment de solitude me faisait frissonner l’échine. Le pouvoir et la douleur rendent seul et malheureux, vous savez… Avec votre venue, vous m’avez rappelé que je ne suis pas seul grâce à votre indépendance au pouvoir que je représente. Vraiment, c’est difficile de vous voir partir… Et cette guérison inespérée ! Quelle joie !

— Mais pourquoi arrêtez-vous de manger des œufs ? redemanda Aatos.

Le Roi ne répondit pas. Un silence triste s’immisça autour de la table, durant lequel Édouard laissa sortir de grosses larmes équivalentes à ses années de solitude. Aatos fit comme son oncle, et passa sa main sur l’épaule du Roi pour signifier son soutien. Même Wali eut un geste de réconfort en formant une main avec sa carapace. Le pélican se laissa faire.

— Ce n’est pas tout, mais nous avons faim nous, dit Lars en rompant le silence, un sourire en coin malicieux.

Il voulait terminer ce séjour sur une note heureuse afin de laisser un bon souvenir à son ami de longue date. Le pélican leva son verre avec ses deux ailes.

— À vous, votre aventure ! Merci d’être vous ! dit-il en conclusion de son discours, en séchant ses larmes.

Mais pourquoi ne mangera-t-il plus d’œufs ?

Le Pélican arbora un grand sourire sincère, le plus sincère que Aatos vit sur le visage du Roi depuis leur arrivée.

— Et bon appétit, ajouta Édouard en rigolant.

Ce dernier repas se déroula dans une bonne humeur contagieuse. Aatos retenta de poser la question concernant les œufs, mais son oncle l’en empêcha. Durant ce temps, les affaires avaient été préparées par les moineaux du royaume. Rocky et Quan, les deux rapaces, attendaient le départ. Après le repas, le Pélican, Lars et Aatos se saluèrent avec beaucoup de chaleur.

En ouvrant la porte face aux marches du palais en pierre, leurs charges accorées à leurs épaules, le petit groupe fut surpris de la liesse générale. Une grande partie du royaume était venu saluer le départ de Lars et de son neveu. La clameur montait haut dans le ciel en cette fin de matinée. L’oncle voulut haranguer la foule, mais un tremblement nerveux lui traversa l’échine.

— Ça recommence, murmura-t-il en serrant les dents.

Ça ne va vraiment pas pour lui … Un simple geste et un sourire derrière sa barbe hirsute furent adressés à cette foule de volatiles. Il prit ensuite Aatos par la main pour réaliser une courbette à la manière des comédiens de théâtre du siècle précédent. Les becs claquaient. L’assibilation des ailes fouettait l’air. Les cris des oiseaux encourageaient les héros du jour. Après cet arrêt au royaume Nord de méditerranée, la suite de l’aventure les attendait.

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