L’épopée de Lars & Aatos

Chapitre 26

23 juillet 2024

— Et donc, lorsqu’il me montre le « riding with death » de Basquiat fait en 1988, c’est là que je me suis dit que sa collection était impressionnante.

Lui, c’est Karl. Il nous racontait son plan c** de la veille : un notable de la ville, de vingt-sept ans son ainé. Il se croit encore dans les années 70 avec son costume à la White Gold, ses bretelles et sa gomina.

— Pour moi, cette œuvre ne dépassera jamais la puissance du triptyque de Bacon « Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixio ». Le mec, au plein milieu de la Deuxième Guerre mondiale, il te sort un truc tellement dur, que Hiroshima n’était rien à côté.

Lui, c’est Pierre. Il aime contredire Karl par principe. Et il n’a aucune connaissance de l’histoire du Japon. Ça, c’est sûr ! Son accent français trahit son enfance parisienne.

— Oui, mais là, je te dis que je l’avais devant moi, sous mes yeux. Si tu veux voir la première de Bacon, tu dois prendre un billet pour le Qatar. Là, c’est chez nous, à Berlin, tu vois la différence ?

30 ans.

B*****, j’ai 30 ans dans quelques jours.

Et P***** que je suis paumé.

À quoi me servira ce doctorat d’informatique alors que tout s’écroule ?

À quoi je sers. Tout. Court.

Allez, encore une gorgée de ce mauvais gin …

Haaaa…

Comment je me suis retrouvé dans ce bar bourré de bobos de Kreuzberg déjà ?

— Hé, Lars, ça va ?

Il sait exactement quand je pars dans un délire existentiel.

En position « hélicoptère view », je survole l’assemblée.

— Oui … Tout va bien.

Sacré Broter ! Presque quinze ans qu’on se connait.

Aussi paumé que moi.

Après de longues études en droit international, il pouvait tout faire, tout réaliser.

Mais non, il fréquentait une nouvelle fille du nom de Illy.

Une galeriste.

Des parents fortunés. 

Du gâchis.

— Tu veux encore un gin ? 

Elle travaillait dans une galerie cotée du quartier Mitte. C’est ce qu’il m’avait dit. Et Karl et Pierre sont ses collègues. 

Le mec le plus profond, le plus intelligent, le plus sensible que je connaisse, se retrouve avec des mecs qui compare la taille de leurs b**** et une fille avec la bouche si refaite qu’on hésite entre le botox et la taille de la cuillère en argent pour définir cette béance.

P***** !

La vie est mal foutue.

Dehors, c’est la merde.

Les gens se sont rendu compte que ce n’était plus possible. 

Plus de thunes.

Plus d’avenir.

No futur, c’est maintenant. 

Et eux, dans l’insouciance la plus totale, font vivre au-delà d’eux-mêmes des peintres oubliés. 

— Ouais, vas-y. Un dernier.

Et après, je me barre.

Cette soirée a trop duré.

Les mecs boivent des basilics smash, parlent d’art sans connaitre l’acte violent de la création, Broter pleure son malheur au fond de ses tripes.

Quand tu mélanges gin et basilic, c’est que c’est l’heure de partir. 

— Après, on va au Sisyphos. Twachtmann mixe de 6h00 à 9h00.

— Carrément ! Mais avant, un petit excitant !

Hé m****, Karl.

Pourquoi tu prends cette dope ?

C’est l’illégalité qui t’excite ?

Le manque de confiance en toi ?

Un problème avec ton père ?

La dope, c’est les années 2000.

Là c’est fini !

Tu te shoot en participant aux émeutes.

Ton système parasympathique, tu le stimules avec la haine, la violence, la peur.

Plus avec de la poudre.

Là, t’es en retard, mon gars.

C’est la fin d’un monde.

T’as plus besoin d’oublier que ta vie n’a pas de sens.

— Voilà, c’est prêt. Tu tapes en premier Broter ?

Pas besoin de me regarder comme ça, tu sais très bien que si tu prends cette m****, je me casse direct.

Et de toute façon, j’en peux plus. 

Dans cette pénombre : la fumée de leurs clopes dans le nez et cette musique électro dans les oreilles, les murs molletonnés d’un papier peint rouge rembourrés façon salon anglais dans les yeux, j’en peux plus.

Je ne me sens pas chez moi ici.

Et tu le sais. Tu le sais, p*****, mais tu t’en f*** !

Ou tu sais plus ce que tu fais.

Et avec qui …

La nature et les pavés : l’authenticité en chaque lieu, c’est ça ma madeleine de Proust.

Heureux, les doigts dans le cambouis.

Je suis un artisan !

Un artisan de ma propre perte.

Une digression humaine.

— Wouhaaaa, vas-y doucement Broter, ce n’est pas du sucre, hahahahahaha !

— Attends Lars, reviens !

Il croit que c’est aussi simple que ça, lui !

Il tape comme un s*****.

J’oublie ?

P*****, Broter, détruis-toi sans moi.

— Lars, attends, j’ai fait de la m*****, reviens !

Allez, encore trois mètres et je suis dehors. 

Deux mètres.

Un mètre. 

Enfin !

 

 

— Pardon.

— Non, c’est moi.

— Euh, je …

— Vous … Je …

Ce regard … Des amandes. Des cils infinis. Le bleu profond de ses iris … Ô, Irradiation !

— …

— Bo… Bonne soirée.

Ce sourire à fossette.

Ses lèvres charnues.

Mon cœur…

— Non ! Vous êtes tout, tout ! Tu es la première femme du premier jour de la création. Tu es la mère, la sœur, l’amant, l’ami, l’ange, le diable, la terre, la maison …

— Et je ne suis pas Silvia.

Ouiiii ! Elle a la référence ! Quelle merveille !

— Et vous êtes ?

— Curieuse de vous connaitre.

… Impossible, c’est trop beau pour être vrai.

— Allons danser, allons transpirer, construisons une bulle, faisons-là nôtre ! Je vous ferai l’amour sur du Nicolas Jaar au lever du soleil.

— Commençons par aller danser.

C’est la fin d’un monde.

— Liv, tu fais quoi ?

— Je vous laisse les filles … On se retrouve plus tard.

— Mais tu vas faire quoi ?

— Construire une bulle !

Je t’aime, putain !

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